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Libération
Chronique «Terres promises»

En Cisjordanie occupée, les autoroutes de l’annexion

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Chaque mardi, instantanés d’Israël et de Palestine, à la découverte des bulles géographiques et mentales d’un territoire aussi petit que disputé. Aujourd’hui, l'histoire des «routes de contournement» en Cisjordanie, piliers du plan Trump et vecteurs du développement des colonies israéliennes que Nétanyahou entend rattacher à Israël.
Une route militaire aux abords d'un village palestinien près de Jénine, en Cisjordanie, le 30 janvier. (Photo Ammar Awad, REUTERS) (REUTERS)
publié le 26 mai 2020 à 6h10

Quelques semaines avant le déballage en mondovision de la «vision» de Donald Trump pour la «paix et la prospérité» au Proche-Orient, on avait embarqué, par-delà les collines ceinturant Jérusalem, à bord de la fourgonnette de Yehuda Shaul.

En sandales été comme hiver, l'ancien officier de Tsahal, cofondateur de Breaking the silence, association de vétérans luttant contre l'occupation israélienne, a mémorisé chaque rapport parlementaire, chaque schéma directeur et chaque dossier secret-défense qu'il a pu dénicher. Sur les routes des Territoires occupés qu'il connaît comme son jardin, cet encyclopédiste de la colonisation israélienne pointe au loin les villages palestiniens et les «avant-postes» des juifs messianiques. Carte toujours à portée de main, il rend limpide une topographie qui ne doit rien au hasard et la stratégie derrière le bitume et le béton.

Dans les flashs info, le Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, alors en campagne, promettait déjà l'annexion partielle de la Cisjordanie, qu'il entend désormais décréter dès le 1er juillet.

«Cancer d’Oslo» 

Sur les hauteurs de Ramallah, Shaul racontait comment les «routes de contournement» avaient été le «cancer d'Oslo» : «Juste après la signature des accords, dans la deuxième moitié des années 90, Israël a commencé à construire ces routes pour que les colons puissent circuler sans traverser les agglomérations palestiniennes. Rien de moins qu'un système de ségrégation routière. Résultat, le nombre de colons a triplé, car ces routes ont rendu indolore la navette entre leur domicile dans les Territoires et leur travail en Israël. Les colonies sont devenues la banlieue de Tel-Aviv.»

Frottant sa barbe, Shaul ajoutait : «Zambish, le cerveau derrière ce concept, un intime d'Ariel Sharon et ancien du Jewish Underground [groupe terroriste juif démantelé dans les années 80, ndlr], disait : "laissez moi construire des routes et je vous amènerai un million de colons!"». Ils sont aujourd'hui plus de 400 000 en Cisjordanie.

Si les Palestiniens peuvent emprunter la plupart de ces routes (sauf quand leurs tronçons s'enfoncent dans les colonies), ces dernières ne sont pas conçues pour desservir leurs villages. Bien souvent, elles ont coupé chemins de traverses et pâturages ancestraux. Pour les communautés les plus enclavées, l'administration militaire a construit dans les années 2000 des segments spéciaux, appelés «routes de tissu de vie» — tunnels plongeant sous les quatre-voies ou étroits lacets de goudrons dans les collines censés «contourner le contournement», mais rallongeant surtout les temps de trajets des Palestiniens.

«Route de l’apartheid»

«La combinaison de ces deux types de routes est vitale pour que le plan Trump et l'annexion envisagée par Nétanyahou fonctionnent, avec une Cisjordanie ségréguée entre colonies israéliennes et bantoustans palestiniens, souligne l'activiste, joint récemment au téléphone. Mais on trouve déjà en germe le concept de "réseau routier parallèle" dans des documents militaires de la fin des années 70.» Ironiquement, le plan Trump présente cette vieille idée comme un «innovant réseau de routes, ponts et tunnels qui permettra la liberté de mouvement pour les Palestiniens».

Si Washington a semblé tempérer les ambitions annexionnistes israéliennes ces dernières semaines, Nétanyahou, malgré les mises en garde européennes, jordaniennes et palestiniennes, parle toujours de processus «irrévocable». A voir. Pour beaucoup, dont Shaul, l'annexion de facto est déjà tangible, illustrée par une réalité routière de plus en plus décomplexée, comme la fameuse «route de l'apartheid» inaugurée en novembre à la sortie de Jérusalem, où sur cinq kilomètres, les voies des colons et celles des Palestiniens sont séparées par une barrière de huit mètres de haut. «Pendant que les chancelleries sont obsédées par l'annexion "de jure", sur le terrain, les projets massifs d'infrastructures se multiplient, dans une frénésie qu'on n'avait pas vue depuis longtemps», conclut Shaul.