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Agriculture

L’Inde dévorée par le fléau des criquets pèlerins

Même si le pays connaît régulièrement des vagues d’invasions d’insectes, celle de cette année est inégalée par son ampleur depuis près de trente ans, notamment dans l’Etat du Rajasthan.
Un essaim de criquets pèlerins s’attaque à un manguier, le 25 mai dans l’Etat du Rajasthan, dans le nord de l’Inde. (Photo Vishal Bhatnagar. AFP)
publié le 3 juin 2020 à 20h31

Le soleil se lève à peine sur la campagne du Rajasthan, quand Mandeep Singh les aperçoit. Le ciel bleu azur se pigmente rapidement de milliers de points noirs, jusqu'à cacher une partie de la lumière. Un nuage de criquets pèlerins s'abat alors sur son champ de coton. Cet agriculteur de 38 ans sonne l'alerte et déploie l'arsenal traditionnel utilisé contre ces insectes ravageurs : il se met à frapper sur des grandes assiettes en métal pour effrayer les insectes et brûle des pneus pour les asphyxier. Mais la rapidité et la violence de cet assaut de la mi-mai l'ont pris de court : «Ils étaient des dizaines de millions et l'essaim s'étendait sur 5 kilomètres de long et 1 kilomètre de large, estime-t-il, en comparant avec la taille de son champ de 2 kilomètres de long. Ils mangent une plante en cinq minutes, donc nous n'avons rien pu faire.»

En trente minutes, les criquets pèlerins ont dévoré 2,5 hectares de ses plants de coton, soit une perte de 500 000 roupies (5 900 euros) pour le paysan. Ce village de Kesrisinghpur, situé à 7 kilomètres de la frontière pakistanaise, subit régulièrement les attaques de ces acridiens, comme l'année dernière à deux reprises. Mais l'ampleur de celle-ci est inédite : «D'habitude, les essaims ne font pas plus d'un kilomètre de long sur 500 mètres de large, assure Mandeep Singh. Or celui-ci était gigantesque. Mon grand-père dit qu'il a déjà vu de tels essaims, mais moi, jamais !»

Dévastateurs

Cette invasion de criquets pèlerins serait en effet la plus importante depuis vingt-sept ans en Inde. Elle est la conséquence de la reproduction exceptionnelle de ces acridiens au Yémen, leur foyer traditionnel, à cause des pluies abondantes qui tombent depuis deux ans dans cette région désertique et de la guerre qui empêche la destruction des essaims naissants.

Une première vague a déjà ravagé la corne de l'Afrique en mars, alors qu'une autre est partie à travers l'Iran et le Pakistan. Leur arrivée en Inde survient deux mois plus tôt que d'habitude parce que «le Pakistan n'a pas éradiqué les populations résiduelles de l'année dernière», soutient New Delhi. L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), plus diplomate, avance que les insectes ont simplement été entraînés par les vents du cyclone Amphan, qui ont soufflé vers l'est de l'Inde à la fin mai. Toujours est-il que ces criquets pèlerins sont dévastateurs. Selon la FAO, un essaim de 1 km2 contient environ 40 millions d'insectes, qui mangent en une journée l'équivalent de ce qu'avalent 35 000 personnes.

En plus du Rajasthan, quatre grands Etats du nord et de l’ouest de l’Inde sont touchés : le Gujarat, le Maharashtra, le Madhya Pradesh et l’Uttar Pradesh. Et on s’attend à ce que ces nombreux essaims traversent jusqu’au Bihar et l’Odisha, à l’extrême est du pays, pour n’épargner que les Etats les plus méridionaux.

Les criquets avancent également plus vite que d'habitude, car beaucoup de champs indiens sont encore en jachère, et les insectes s'enfoncent donc plus loin pour trouver à manger. Ces acridiens ont déjà dévoré 200 000 hectares de champs depuis début mai, selon le média indien The Print, qui cite une source du ministère de l'Agriculture. Et ils en menacent 600 000 autres.

Espoirs

La lutte contre ces insectes est compliquée, voire inefficace : l'Inde dispose de 47 dispositifs mobiles pour répandre des pesticides, généralement montés sur des drones. Elle vient de passer commande au Royaume-Uni de 60 mini-hélicoptères aspergeurs. Mais sur le terrain, les agriculteurs ne sont pas convaincus par ces méthodes. «Les autorités nous disent de les appeler ou de répandre du pesticide dès qu'on voit arriver les essaims, mais on n'a même pas le temps de prendre les machines que ces insectes ont déjà tout dévoré, rétorque Randeep Kang, qui possède 5 hectares d'orangers au Rajasthan. De plus, si on asperge ces pesticides, on tue aussi nos plantes.»

Comme dans toute cette région, ses arbres ont été attaqués par les criquets pèlerins - mais ils n'ont mangé que 1 % des feuilles. Cela a étonné Randeep Kang, car les orangers de son voisin ont, eux, été ravagés. La différence s'explique, selon lui, par le fait que sa plantation est biologique. «Au bout de trois ou quatre ans d'agriculture biologique, les plantes produisent leurs propres toxines qui servent à repousser les insectes. Donc cela les protège contre les criquets», affirme cet agriculteur, qui possède un master en biologie.

Cette immunisation biologique fait naître des espoirs, mais n'est pas encore prouvée scientifiquement. Selon Cyril Piou, spécialiste des acridiens au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), «les seuls arbres qui peuvent ainsi se défendre des criquets sont les arganiers et les margousiers» (appelés neem en Inde).