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Libération
Compte à rebours

Manifestation à Tel-Aviv : «L'annexion, ça voudrait dire qu’on bascule dans l'apartheid»

Plusieurs milliers d'Israéliens, arabes et juifs, se sont réunis à pour s'opposer au projet d'annexion partielle de la Cisjordanie. A trois semaines de la date fixée par Nétanyahou, les manifestants espérent réveiller l'opinion publique en s'inspirant des manifestations antiracistes américaines.
Manifestation place Rabin à Tel Aviv samedi. (JACK GUEZ/Photo Jack Guez. AFP)
publié le 7 juin 2020 à 14h38

Samedi soir, ils étaient quelques milliers (il n'y a jamais de comptage officiel en Israël) sur la très symbolique place Rabin de Tel-Aviv, protestant contre les projets d'annexion de Benyamin Nétanyahou en Cisjordanie. Le Premier ministre israélien se montre aussi flou sur les détails que résolu dans l'intention à moins d'un mois de la date butoir qu'il s'est fixée.

La police avait d'abord tenté de dissuader les organisateurs – dont la coalition arabe à la Knesset et Meretz, le parti du camp de la paix –, sous prétexte de la lutte contre le coronavirus. Finalement, le rassemblement a été autorisé, et la police a même fait montre d'une relative indulgence, laissant les manifestants dûment masqués, dont de nombreux Arabes du nord d'Israël, brandir leurs drapeaux palestiniens d'ordinaire si rapidement remballés, au cœur de Tel-Aviv. Au grand dam des éditorialistes de droite, qui n'ont retenu que cette image.

«Don’t make apartheid great again»

Néanmoins, plus que les traditionnels fétiches de la lutte palestinienne (keffieh, étendards), ce sont les références visuelles aux mouvements afro-américains qui prédominaient, à grand renfort de pancartes «Palestinian Lives Matter», «We Can't Breathe Since 1948» (date de la création d'Israël), «Don't make apartheid great again», de We shall overcome chanté en arabe et hébreu et de genoux au sol. Plusieurs manifestants avaient confectionné des effigies d'Iyad Al-Khalak, ce jeune Palestinien autiste abattu par la police à Jérusalem il y a une semaine. Une minute de silence lui a été consacrée, liant la lutte contre l'annexion à la question plus large des violences policières et militaires en Israël et dans les Territoires palestiniens.

«Les gens dans les cafés autour de la place nous demandent de quelle annexion on parle, qui est cet homme sur nos pancartes», assure Sally Abed, du mouvement judéo-arabe «Debout Ensemble», inspiré des organisations «grassroots» à l'américaine et qui se veut une alternative à l'apathie des partis de gauche en Israël. «Les gens ne sont pas informés, ou ne veulent pas savoir, tant l'occupation est normalisée, poursuit-elle. Aujourd'hui, être contre l'occupation, et par extension l'annexion, c'est être un mauvais Israélien. C'est absurde. Car au-delà d'être moralement inacceptable et de nous éloigner toujours plus d'une solution, l'annexion n'a aucun intérêt pour les Israéliens ! On est sous le coup d'une pandémie mondiale et en pleine récession économique, et le gouvernement n'a rien de mieux à faire que de monter d'un cran dans la colonisation ? On n'a pas de plans pour les hôpitaux, mais on a un plan pour l'annexion ? C'est délirant, et c'est ce que nous essayons de faire entendre.»

«L’annexion plus dangereuse que le Covid-19»

Croisé dans la foule avant son discours, Nitzan Horowitz, le chef du Meretz, veut encore croire que le processus d'annexion peut être stoppé. «Sinon, ce serait un désastre pour le pays. Ça voudrait dire qu'on bascule dans un régime d'apartheid, qu'on alimente un nouveau cycle de terrorisme et qu'on déverse des millions de shekels supplémentaires dans l'appareil sécuritaire. Surtout, ce serait la fin du rêve de deux pays pour deux peuples.» Lui aussi a noté l'indifférence du reste du pays. «Les gens sont préoccupés par le chômage, le coronavirus… Mais l'annexion est bien plus dangereuse que le Covid-19, ça veut dire la guerre perpétuelle !»

Sur un écran au centre de la place, Ayman Odeh, le leader des partis arabes, harangue la foule et explique, à grand renfort de paraphrases de Martin Luther King, qu'Israël est «à la croisée des chemins. […] Une démocratie qui ne s'appliquerait qu'aux Juifs n'en est pas une !» Message appuyé ensuite par le sénateur américain Bernie Sanders dans une autre allocution vidéo.

Au bout de la place, Chen, 22 ans, a terminé son service militaire l'an dernier. «L'occupation, ce n'est pas génial, c'est certain. Mais ça laisse l'option de créer deux Etats. Annexer, c'est franchir la ligne, et ça va franchement nous faire passer pour des fascistes aux yeux du monde. Comment justifier ça ?»

«Fibre morale»

Robi Damelin, une septuagénaire qui a perdu un fils dans un attentat durant la seconde intifada, ne dit pas autre chose : «Je viens d'Afrique du Sud. Pendant longtemps, j'ai combattu les comparaisons avec l'apartheid, car je connaissais les deux. Mais là, si Nétanyahou annexe les colonies juives et la vallée du Jourdain, on y sera réellement, dans l'apartheid. Et ce qui reste de la fibre morale du sionisme disparaîtra.»

Ironiquement, jusqu'ici, la plus féroce opposition au projet d'annexion vient de la droite, chez les colons, que Nétanyahou a traités d'«ingrats». Qu'il s'agisse des plus zélotes pour qui c'est «tout ou rien», comme le proclament leurs affiches, alors que le projet du gouvernement pourrait «appliquer la souveraineté israélienne» à environ 30% de la Cisjordanie occupée, laissant le reste à un putatif Etat palestinien morcelé, selon les termes du plan Trump. Ou bien des plus pragmatiques, qui, satisfaits du confortable statu quo, ne voient pas l'intérêt de provoquer un regain de nationalisme palestinien pour une mesure perçue comme principalement symbolique. «C'est comme si on nous forçait à manger du gâteau avec un flingue sur la tempe», a résumé David Elhayani, leur porte-voix.