«Il est très possible qu’il y ait des éléments réactionnaires au sein de la garde civile.» L’autre jour, lors de l’émission Los Desayunos de TVE sur la télévision publique, cette déclaration du ministre de la Consommation, le communiste Alberto Garzón, a fait l’effet d’une bombe. Elle-même suivie d’une autre bombe, toujours à l’endroit de ce corps militaire souvent associé dans l’imaginaire collectif à l’ancien régime franquiste : il existe au sein de la garde civile (force de police à statut militaire), ajoutait-il, des «responsables qui tiennent un discours invitant au coup d’Etat».
En Espagne, le putsch, ou pronunciamiento, rappelle des heures sinistres, comme le 18 juillet 1936, avec celui (réussi) du général Franco ou le 23 février 1981, avec celui (raté) du lieutenant-colonel Tejero. Même si le ministre a précisé que cela concernait «une infime minorité», il a ensuite fallu que la ministre socialiste de la Défense, Margarita Robles, démente à la presse «des velléités de coup d'Etat» au sein du corps armé.
Les principaux syndicats policiers, comme la Confédération espagnole de la police (CFE), exigent des démissions pour «attaques scandaleuses». Le malaise ne cesse de grandir dans un pays où, sur fond de lutte contre le coronavirus, la polarisation politique a atteint une intensité extrême : le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez, déjà affaibli par sa fragilité parlementaire (qui dépend de l'incertain soutien des séparatistes catalans), est l'objet d'attaques véhémentes à droite. Les conservateurs du Parti populaire (PP) et les ultras de Vox estiment qu'il est à la tête d'une «dictature bolivariano-communiste» et responsable d'une «gestion criminelle de la pandémie».
«Saper le prestige de nos forces de l’ordre»
Les tensions entre le pouvoir en place et les forces les plus conservatrices se sont accrues avec la destitution du colonel de la garde civile Diego Pérez de los Cobos, qui s’était distingué face à l’ex-organisation terroriste et séparatiste basque ETA et aussi, en octobre 2017, contre le référendum d’autodétermination illégal des indépendantistes catalans. Motif officiel avancé par le ministre de l’Intérieur, Fernando Grande-Marlaska : perte de confiance. Motif officieux : être lié à la divulgation à la presse de rapports mettant en cause l’action du gouvernement dans la lutte contre le coronavirus.
Depuis, une croisade ultraconservatrice se déchaîne avec plus de violence encore contre le gouvernement socialiste, notamment accusé par le PP de «vouloir saboter l'indépendance de la garde civile». Le journal monarchiste ABC fustige de son côté «une stratégie de tromperie pour saper le prestige de nos forces de l'ordre».
Cette situation est inédite, alors même que les forces de l'ordre, la garde civile a fortiori, sont tenues au devoir de réserve. «On assiste en réalité à une collusion entre un secteur de ces corps et des mouvements politiques qui rêvent de faire tomber le gouvernement Sánchez par tous les moyens, notamment via sa gestion de la crise sanitaire», souligne l'analyste Ignacio Escolar.
Caisse de résonance
Le site d'actualité de gauche eldiario.es décortique plusieurs fake news distillées par la garde civile, comme l'information selon laquelle l'Organisation mondiale de la santé aurait conseillé, dès janvier, l'usage de masques et non en avril, comme ce fut le cas. «Il y a toujours eu dans l'histoire de la garde civile deux âmes, une démocratique, l'autre non, et cette dernière émerge ces jours-ci», est-il écrit dans une tribune sur eldiario.es.
Certaines associations policières ont trouvé une puissante caisse de résonance avec la FAES, le think-tank néolibéral présidé par l’ancien chef du gouvernement José María Aznar, et plus encore avec Vox, troisième force parlementaire et extrême droite décomplexée qui soutient Donald Trump et toutes ses incartades. Parmi elles, Jusapol (Justicia Salarial Policial), qui représente une majorité de gardes civils, est devenue un fer de lance contre le gouvernement avec ses protestations dans la rue ou des actions intimidantes devant le domicile de certains ministres.
Cette nébuleuse ultraconservatrice a centré sa stratégie sur les manifestations de la Journée des droits des femmes, le 8 mars, qui, selon elle, auraient été autorisées par un pouvoir socialiste parfaitement conscient du danger que ces marches représentaient pour la propagation de la pandémie. «Cet argument est fallacieux, dénonce l'écrivain Julio Llamazares. Bien sûr que ce fut une imprudence mais, à ce moment-là, on célébrait aussi des messes, on organisait des matchs de football ou des concerts géants. En réalité, l'opération consiste à tenter de torpiller le gouvernement et son idéologie féministe, responsable criminel selon ces ultras d'une contagion effrénée.» Quant au colonel de la garde Civile Diego Pérez de los Cobos, le Parti populaire et Vox estiment qu'il a été sacrifié sur l'autel du «sectarisme communiste» et l'ont ni plus ni moins désigné comme «le Dreyfus espagnol».