Dans la vieille ville de Jérusalem, le fameux monde d’après a un parfum d’antan. Déconfiné mais vidé de ses pèlerins et déserté par les touristes à qui les frontières sont toujours fermées, l’épicentre brûlant des monothéismes a retrouvé une torpeur séculaire, comme rendu à ses habitants.
Le long de la Via Dolorosa, où un certain Jésus de Nazareth traîna sa croix, les bruits de pas d'ordinaires submergés par un brouhaha multilingue claquent et résonnent sur les dalles lisses. Aux détours des rues où chaque recoin est plus ou moins sacré, on entend surtout de l'arabe (les complaintes des marchands du souk qui n'ont rien vendu depuis deux mois), ainsi qu'un peu d'hébreu, provenant des ultraorthodoxes en route à pas pressés vers le quartier juif, ainsi que quelques petits groupes israéliens en visite guidée.
Dans son roman Moving Kings, l'écrivain juif new-yorkais Joshua Cohen décrivait très justement la vieille ville au temps du pèlerinage de masse comme un «aéroport mystique», avec ses portiques de sécurité omniprésents, ses distributeurs à Torah (les mêmes que pour les canettes de soda, mais avec des livres) et ses «terminaux interstellaires» – le mur des Lamentations (kotel, en hébreu), l'esplanade des Mosquées et le Saint-Sépulcre. Comme les aéroports du monde profane, la vieille ville a dû suspendre ses correspondances vers les cieux. Ainsi, le coronavirus aura marqué une courte pause dans ce que d'autres appellent la «Disneyfication» de l'endroit, bien que la mairie entende toujours construire dans un futur proche des téléphériques par-dessus les murailles pour déposer plus facilement les visiteurs à chaque «attraction» religieuse.
Dédale
Pour un temps, l'antique cœur de Jérusalem est redevenu ce vétuste dédale coupé du monde, comme lorsque la cité n'était qu'une sous-préfecture poussiéreuse de l'empire Ottoman. Sans leurs clients habituels, ses bulles anachroniques, tels l'Hospice autrichien où l'on peut se délecter de strudels en écoutant du Mozart, reprennent leurs couleurs de comptoirs coloniaux.
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Ces dernières semaines, tous les lieux saints ont rouvert leurs portes, dans un calme seulement brisé par une tragique bavure de la police israélienne. Jamais depuis le temps des croisades l'esplanade des Mosquées n'avait été bouclée durant tout le mois de ramadan. Mesure drastique, la sensibilité du lieu ne permettant pas les demi-mesures. A l'inverse, le kotel a toujours été plus ou moins accessible, transformé en labyrinthe de barrières et de bâches, subdivisant l'espace au contact du mur, sans qu'on sache à certains moments si ce découpage spatial s'apparentait à une science talmudique des règles sanitaires ou de leur contournement. Ses portes à nouveau ouvertes (la même famille en a les clés depuis huit siècles), l'église du Saint-Sépulcre, où se trouve, selon la tradition, le tombeau du Christ, est quasiment vide, son parvis seulement traversé par des moines orthodoxes chevelus et des nonnes masquées.
A l’intérieur, juste à côté de la pierre de l’onction où le corps de Jésus aurait été lavé, trône un petit distributeur de gel hydroalcoolique. Durant l’épidémie, les rituels ont perdu de leur spontanéité charnelle ; les rabbins ont interdit d’embrasser le mur, les imams d’Al-Aqsa ont demandé aux musulmans de venir avec leur propre tapis de prière plutôt que d’utiliser ceux d’ordinaires mis pêle-mêle à disposition. Mais, en entrant dans le Saint-Sépulcre, la vue d’une femme embrassant la pierre avec ferveur et sans chichi sanitaire rappelle que le sacré, comme le naturel, revient toujours au galop.