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Libération
Récit

Libye : le virage de Syrte

Après avoir repoussé les troupes du maréchal Haftar de Tripoli et ses alentours, le gouvernement d’union national, soutenu par la Turquie, tente maintenant de reprendre Syrte. Objectif : être en position de force pour entamer ensuite des négociations.
Des combattants progouvernementaux célèbrent leur succès contre les forces du maréchal Haftar à Qasr ben Ghashir, au sud de Tripoli, le 4 juin. (Photo Mahmud Turkia. AFP)
publié le 11 juin 2020 à 20h26

La guerre, une nouvelle fois, revient à Syrte. Là où le désert rejoint la mer, et surtout là où les zones d'influence de la Tripolitaine (dans l'Ouest, contrôlé par le gouvernement d'union nationale) et de la Cyrénaïque (dans l'Est, dominé par les forces du maréchal Haftar) se heurtent depuis l'Antiquité. La ville des sables devenue une riche cité administrative pendant le règne de Muammar al-Kadhafi, qui en était originaire, fut pillée et abandonnée pendant la révolution de 2011 qui a renversé le dictateur. C'est ici que l'Etat islamique avait établi son éphémère califat, pendant près de deux ans, avant d'en être chassé fin 2016 par des brigades de volontaires venus de la ville voisine de Misrata.

Ces derniers jours, Syrte est redevenu une ligne de front. Après un siège infructueux de quatorze mois autour de la capitale, les troupes du maréchal Haftar ont été définitivement repoussées par les forces progouvernementales la semaine dernière. En quelques jours, sous la pression d'une contre-attaque orchestrée par les militaires turcs venus à la rescousse de Tripoli, les positions de son «Armée nationale libyenne» (ANL) se sont effondrées. Le retrait de centaines de mercenaires russes qui combattaient à leurs côtés a précipité la débâcle. La ville de Tarhouna, fief des troupes de Haftar, a été reprise en quarante-huit heures. Les combattants de l'ANL ont laissé derrière eux des mines et des engins piégés. Ils ont abandonné dans leur fuite des tonnes d'armes et de munitions. A Syrte, dont ils s'étaient emparés en début d'année par surprise, ils font preuve d'une plus grande résistance, avec le soutien de leurs alliés russes et émiratis. Les combats se déroulent désormais à quelques kilomètres des portes de la ville.

Champs pétroliers

Jusqu'où ira la contre-offensive des forces loyalistes ? Pour la puissante ville de Misrata, qui a payé un lourd tribut à la lutte contre l'Etat islamique en 2016, la reconquête de Syrte est non négociable. Le Premier ministre du gouvernement d'union nationale, Faïez el-Serraj, et son ministre de l'Intérieur, l'influent Fathi Bachagha, ont explicitement fixé comme objectifs la prise de Syrte, à 450 km de Tripoli, et celle de la base aérienne stratégique de Jufra, 250 km plus au sud. «Il y aura des négociations politiques avec l'Est, mais nous devons d'abord prendre Syrte et Jufra, a martelé Bachagha dimanche. Nous devons empêcher la Russie d'y installer des bases.» Leur parrain turc, sans lequel rien ne se fera (lire ci-contre), semble être sur la même longueur d'onde : «Maintenant l'objectif est de prendre le contrôle de toute la région de Syrte, a annoncé le président Erdogan lundi. Ce sont des zones avec des sites pétroliers de grande importance.»

L'offre de négociation lancée samedi depuis Le Caire par Khalifa Haftar et Aguila Saleh, président du Parlement réfugié dans l'Est, a été rejetée par Ankara, qui souhaite pousser son avantage sur le terrain. «L'initiative du Caire était mort-née. Si un cessez-le-feu doit être signé, il le sera par une plateforme qui réunit tous les acteurs, a déclaré mercredi le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, dans le journal Hürriyet. L'appel à un cessez-le-feu pour sauver Haftar n'est pas sincère ni réaliste.» En revanche, «nous pouvons avoir un cessez-le-feu contraignant placé sous les auspices de l'ONU», a-t-il ajouté le lendemain.

La mainmise du maréchal sur le grand Sud libyen, qu’il contrôlait surtout via des alliances précaires avec des forces locales, pourrait également vaciller. Ainsi, les champs pétroliers d’El-Feel et Al-Sharara, dont Haftar avait fait fermer les vannes en début d’année pour faire pression sur Tripoli, ont brièvement repris leur production ce week-end avant de l’interrompre sous la pression de groupes armés.

«Minés par des rivalités»

«La défaite de Haftar à Tripoli a des implications majeures. Les deux camps sont des coalitions de circonstances qui vont être redessinées, explique Wolfram Lacher, chercheur à l'Institut allemand des affaires de sécurité internationales, dans une étude publiée la semaine dernière. Les groupes armés de l'ouest de la Libye, dont la formation remonte à la révolution contre Kadhafi, constituent le gros des forces combattant contre Haftar. Bien qu'officiellement loyaux au gouvernement d'union nationale, et unis pour repousser Haftar, ils sont minés par des rivalités et certains sont profondément hostiles à Serraj.» Leur victoire pourrait faire remonter ces divisions.

«De son côté, Haftar a mobilisé une alliance hétérogène de forces qui espéraient accéder au pouvoir avec lui, poursuit le chercheur. Notamment des unités construites ces dernières années dans l'Est libyen, mais aussi des groupes de l'Ouest et du Sud à la fidélité douteuse. Parmi eux, des salafistes radicaux et des partisans de l'ancien régime.» Haftar-le-conquérant représentait une figure unificatrice, mais Haftar-le-perdant n'aurait plus cette aura. D'où le dilemme de Syrte. Si le maréchal abandonne la ville, le gouvernement d'union nationale consentira à ce cessez-le-feu et cette négociation politique qui lui permettrait de sauver les meubles. Mais il risque alors de perdre ses alliés libyens. Est-il seulement maître de cette décision ? Ses tuteurs russes et égyptiens, dont il dépend entièrement sur le terrain, auront vraisemblablement le dernier mot.