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Libération
Interview

Sanctions américaines contre la CPI : «C’est une démarche extrêmement brutale»

Pour Julian Fernandez, spécialiste de justice pénale internationale, la défiance de Washington à l’égard de la CPI remonte à la création même de la juridiction.
Donald Trump à Dallas le 11 juin. (Photo Alex Brandon.AP)
publié le 13 juin 2020 à 9h26
(mis à jour le 13 juin 2020 à 11h36)

«Les actes de la Cour pénale internationale constituent une attaque contre les droits du peuple américain et menacent d’empiéter sur notre souveraineté nationale». En un communiqué de presse virulent publié le 11 juin, la Maison blanche a annoncé des sanctions économiques à l’encontre de tout responsable de la Cour pénale internationale (CPI) qui poursuivrait des militaires américains, alors que l’institution sise à La Haye a ouvert au mois de mars une enquête concernant, entre autres, les crimes commis en Afghanistan par les forces américaines dans la guerre engagée en 2001. Spécialiste de justice pénale internationale et professeur à l’université Paris-II, Julian Fernandez détaille les enjeux de l’offensive inédite déclenchée par l’administration du président Donald Trump.

Pourquoi l’administration américaine décide-t-elle maintenant de s’en prendre à la Cour pénale internationale ?

L’opposition américaine à la CPI n’est pas neuve et ne date pas de l’administration Trump. Dès sa création en 1998, les États-Unis s’y sont vigoureusement opposés avec une série de mesures prises sous l’administration Bush dans le but de l’affaiblir. Il y a un fond d’hostilité latent des Etats-Unis à l’égard de la CPI, car ils refusent qu’une juridiction mette en cause le comportement du personnel américain sur les théâtres d’opérations extérieures. Plus récemment, l’évolution des enquêtes de la CPI a renouvelé cette hostilité. Au mois de mars, elle a autorisé une enquête en Afghanistan, contre les talibans, les forces afghanes, mais aussi les forces américaines militaires et la CIA. Ce qui est en cause, ce sont les allégations de torture contre les prisonniers afghans suspectés d’appartenir à Al-Qaeda, en Afghanistan mais aussi sur des sites secrets en Pologne ou en Lituanie, sur lesquels les prisonniers étaient traités d’une façon constitutive de crimes de guerre. Aussi, une enquête a été ouverte en Palestine, où il est question des actes d’Israël. Il y a un mouvement très fort pour pousser les Etats-Unis à protéger leur allié en prenant des mesures dissuasives à l’égard de la CPI. Le 13 mai dernier, par exemple, 69 sénateurs ont signé une lettre implorant Mike Pompeo de prendre toutes les dispositions utiles pour protéger Israël des démarches engagées par la procureure de la Cour.

Considérez-vous que ces sanctions constituent une attaque inédite à l’encontre de la CPI ?

Oui. Le décret présidentiel (executive order) élève la question au rang d’urgence nationale. Il fournit le cadre nécessaire à la prise de sanctions individuelles à l’encontre de tout employé ou agent de la Cour participant aux enquêtes, aux poursuites, à l’arrestation ou à la détention de particuliers servants ou ayant servi les Etats-Unis. Désormais, on sanctionne directement le personnel même de la CPI, mais aussi les tiers qui pourraient prêter leur concours à ces enquêtes, comme des associations ou ONG qui transmettraient à la Cour des documents sur lesquels s’appuierait l’accusation. De plus, la palette des sanctions est très large. Sur le fondement de ce décret, l’administration pourra empêcher les individus visés et leurs familles de se rendre aux Etats-Unis et bloquer tous les biens et avoirs qu’ils pourraient détenir dans le pays.

Le ministre de la Justice américain, William Barr, a accusé la Russie de manipuler les juges. Cette accusation est-elle fondée ? La CPI sert-elle les intérêts de certaines puissances nationales ?

L'argument du lawfare (l'utilisation du droit comme une arme stratégique, ndlr.) est récurrent dans la rhétorique américaine. Il s'agit de dire que les puissances hostiles aux États-Unis se serviraient de la CPI pour les mettre en difficulté. On peut bien entendu penser que la Russie ou la Chine ne voient pas d'un mauvais œil la mise en cause des Etats-Unis devant une telle juridiction. Mais il faut aussi rappeler que la Russie est elle-même visée par la CPI dans le cadre d'une enquête sur la situation en Géorgie (et un examen préliminaire porte aussi sur la situation en Ukraine). Surtout, en l'espèce, la Cour n'a pas besoin du renseignement ou de la désinformation russe pour apprécier les faits en cause. Les freins et contrepoids de la démocratie américaine suffisent. Le Procureur s'est en effet principalement fondé sur des documents qui viennent d'ONG américaines comme Human Rights Watch et sur les conclusions de commissions d'enquête, dont celle du Sénat, qui ont rendu des rapports critiques sur les «mémos» torture pris par l'administration Bush dans le cadre de la «guerre» contre le terrorisme. Mais les États-Unis ont toujours refusé d'en tirer des conséquences judiciaires, ce que vient sanctionner la CPI. Celle-ci ne peut intervenir que si les juridictions normalement compétentes sont défaillantes.

Quel sera l’impact de ces sanctions ? Peut-on imaginer que la CPI mette un terme à ces investigations ?

Il ne faut de toute façon pas se raconter d’histoires. La perspective de voir des ressortissants américains remis à la Cour et jugés pour les crimes commis en Afghanistan ou ailleurs apparaît bien incertaine. L’enquête en Afghanistan ne fait que commencer, les premiers mandats d’arrêt ne viseront peut-être même pas des Américains. Et qui se risquerait de toute façon à arrêter d’anciens militaires ou officiels et à les remettre à la Cour ? Cette volonté un peu désespérée de l’administration Trump de rétablir une sorte de dissuasion, de faire peur à la CPI, me paraît ainsi un peu vaine. Elle fait dans l’immédiat surtout du tort à l’image des Etats-Unis. Ils feraient certainement mieux de s’investir dans le processus initié par la cour d’examen de ses propres pratiques et de révision éventuelle du statut de Rome. Et ce n’est pas avec ce genre de décisions que les Etats-Unis pourront peser sur les discussions en cours.

Ce qui en dit long, en revanche, du rapport hostile que Donald Trump entretient avec les institutions multilatérales…

C’est en effet une démarche extrêmement brutale, qui révèle la façon dont Donald Trump traite les institutions multilatérales depuis son élection. Il faut voir tous les instruments juridiques dénoncés par les États-Unis depuis quatre ans, dans le domaine de la sécurité ou de la maîtrise de l’armement par exemple, mais aussi toutes les négociations internationales qu’ils ont interrompues. Le contexte général est celui d’un assaut américain à l’encontre du droit international et du multilatéralisme. Mais rien n’est proposé comme alternative et cela en dit long sur la perte de leadership des Etats-Unis.