Ils apparurent au début du mois de juin, sur un parking le long de la plage qui sert de jointure entre Tel-Aviv, le miracle sioniste, et Jaffa, la perle de la Palestine. Généreusement barbus ou crânes rasés de près, comme c'est la mode à Jaffa, en qamis ou en survêtement, ces musulmans disposèrent leurs tapis de prière dos à la mer et face à une station-service, indifférents aux familles s'affairant sur de petits barbecues portables quelques mètres plus loin et aux surfeurs quittant les vagues au crépuscule.
Face à eux, une multitude policière massée derrière les barrières bleues marquées du chandelier à sept branches, dont les redoutés Yassam, la force antiémeute. La confrontation dégénérera quelques heures plus tard autour de la Tour de l'horloge, relique ottomane et cœur touristique et symbolique de Jaffa. Bus vandalisé, concert de grenades assourdissantes et hélicos éclairant les ruelles : le schéma nocturne se répétera tout au long du mois, les arrestations d'ados répondant aux voitures et bennes à ordures brûlées, et vice-versa.
«Jaffa s'embrase», titre la presse, quitte à en rajouter. La droite israélienne, forcément, s'est saisie de l'affaire. Dans une énième provocation, Yair Nétanyahou, intenable fils de, en a déduit sur Twitter que ces «émeutes prouvent qu'il n'y a aucune possibilité de vivre-ensemble à Tel Aviv-Jaffa, et que toutes les minorités doivent quitter la ville».
Squelettes
Dans ce labo de «l'urbanisme binational» et de la «coexistence contrainte», termes de l'anthropologue Daniel Monterescu pour y décrire les relations entre Arabes et Juifs aux infinies nuances (du gentrifieur gauchisant à la babouchka russe, du notable chrétien au jeune Palestinien ne se déplaçant qu'en quad ou avec son pitbull), l'étincelle a longtemps été invisible. Souterraine, au sens propre. Comme dans un roman de Stephen King, c'est une histoire de cimetière oublié et de squelettes qui refont surface.
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En 2018, la municipalité de Tel-Aviv entame les travaux de construction d’un refuge pour sans-abri et toxicomanes. Devant la fameuse station-service, les coups de pioche mettent au jour des ossements sous l’ancien terrain de foot, dont tout le monde, imams compris, avait oublié qu’il fut un des cimetières musulmans de Jaffa, avant sa fermeture par les Ottomans un siècle plus tôt. Le mufti de Jérusalem avait même supervisé le déplacement des dernières tombes dans un carré voisin. Travail visiblement bâclé ou inachevé. Et les vieux os d’agir comme un retour du refoulé entre les deux villes, officiellement «unifiées» en 1950. Date actant en réalité le long phagocytage du port millénaire par la cité blanche, du «défrichage» des bidonvilles des années 60 à la gentrification avide des vingt dernières années, symbolisée par son artère centrale paralysée par un tramway toujours en devenir.
«Cluster»
Sous la pression des autorités religieuses et de la population arabe remuée par des images virales d'ossements collectés dans des bacs comme du vulgaire rebut, la mairie a mis son projet en pause durant deux ans. Le temps pour un tribunal local de donner son blanc-seing. Juin marquait ainsi la reprise du chantier et le retour des pelleteuses, avec la promesse que les dépouilles restantes seraient collectées «à la main» et réinhumées dans un ossuaire à proximité. Pas suffisant pour les activistes musulmans, revigorés par l'affaire, qui qualifient le maire travailliste Ron Huldai de «profanateur» et réclament la restauration complète du cimetière. «Si c'était des tombes juives, ça ne se passerait pas comme ça!», martèle Tarek Ashqar, charismatique imam à la pointe de la contestation. Mercredi, les juges ont à nouveau gelé les travaux. Le périmètre reste sous haute surveillance, de jour comme de nuit.
A Jaffa, où l'arabe se mâtine d'hébreu et où les femmes voilées portent des pantalons moulants, la religion est identitaire plus qu'autre chose, dernier rempart face à l'inexorable «judaïsation», alors que les Palestiniens d'Israël ne représentent plus que 30% de ses habitants. «Une part de moi pense que les islamistes font du foin pour pas grand-chose, opine Nabil*, natif de Jaffa. Où étaient-ils pendant les violences policières? En même temps, la religion, ici, c'est le dernier héritage. Alors pourquoi ce genre de site devrait être sacrifié? Personne n'est contre un foyer pour sans-abri, mais le maire n'a pas d'autre endroit où le mettre? Cette histoire pue l'ego. C'est, encore et toujours, Tel-Aviv qui bouffe Jaffa.»
Le feu couve. Le confinement a salement touché les commerçants et restaurateurs arabes et laissé la jeunesse désœuvrée. Ce week-end, des supporteurs juifs du Maccabi Tel-Aviv, club de foot qui joue à proximité, ont hurlé «mort aux Arabes» aux abords du chantier. Et les autorités parlent d'appliquer un couvre-feu à Adjami, bouillant cœur palestinien de la ville, après y avoir détecté un «cluster» de coronavirus. Prétexte pour mater la colère, est-on persuadé à Jaffa, où l'été s'annonce long et lourd.
* Le prénom a été modifié.