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COLD CASE

Italie : «Il y a eu la volonté forte d’empêcher l’émergence de la vérité sur le crash d'Ustica»

Quarante ans après la catastrophe du vol 870 d'Itavia qui s'est abîmé au large de la Sicile, l'historienne Cora Ranci revisite les pistes et les responsabilités possibles dans cette affaire toujours en cours d'instruction et dans laquelle la France a peut-être joué un rôle.
La seule grosse pièce de l'avion arrive au port de Naples en 1980. (STF/AFP)
publié le 26 juin 2020 à 17h57
(mis à jour le 27 juin 2020 à 17h22)

C’est l’un des grands mystères de l’histoire italienne sur laquelle la justice continue d’enquêter. Quarante ans après les faits (ce samedi), la catastrophe d’Ustica comporte encore d’épaisses zones d’ombre. Le 27 juin 1980, un peu avant 21 heures, un McDonnel Douglass DC-9, effectuant le vol Itavia 870 entre Bologne et Palerme, disparaît subitement des radars et s’abîme en mer, non loin de l’île d’Ustica, au nord de la Sicile. 81 personnes – dont quatre membres d’équipages – sont tuées lors du crash.

La tragédie, très présente dans la mémoire collective italienne, a donné lieu à des livres, des films (Il Muro di gomma de Marco Risi en 1991), des œuvres (l'installation de Christian Boltanski au musée de Bologne). Les enquêtes de la justice et des médias, les procès annexes, la mobilisation de l'opinion publique, dont Daria Bonfietti, la présidente de l'association des parents de victimes, ont permis de faire émerger des bribes d'informations.

Dans un livre à la fois pédagogique, précis et très accessible (1) publié jeudi, l’historienne Cora Ranci retrace le contexte historique et donne des clés d’analyse pour cette affaire hors normes qui, depuis quarante ans, reste d’actualité.

Pourquoi cette catastrophe d’Ustica revêt cette importance symbolique et politique dans l’histoire italienne des quarante dernières années ?

Il a vite été évident après le crash que les réelles causes de cette catastrophe restaient cachées. Il n’y a non seulement jamais eu d’explication officielle, mais, en plus, les vérités ont été niées. Du côté du gouvernement italien, il y a eu la volonté forte d’empêcher l’émergence de cette vérité en 1980. Puis, peu à peu, des bribes d’informations sont apparues, mais il a toujours été difficile pour le gouvernement d’affronter ce nœud central. Puis, en 1992, face aux évidences criantes, l’Etat a dû réagir et se constituer partie civile aux côtés des familles de victimes. Il s’agit donc bien de la reconnaissance du fait que quelque chose a mal tourné, mais, dans le même temps, cela révèle une grande faiblesse et une forme d’abdication. C’est cela qui suscite encore beaucoup d’indignation en Italie quand on évoque les mystères italiens. L’Etat italien n’a pas voulu faire la clarté sur cette affaire et fournir une explication.

La Repubblica a récemment indiqué que les bandes sonores des échanges entre les pilotes du DC-9 avaient été nettoyées. Quels sont les nouveaux éléments qui apparaissent ?

Quand on a remonté de la mer l'épave du DC-9 en 1987-1988, les experts ont pu reconstituer en partie les dernières paroles prononcées et avancer qu'un pilote aurait dit «guar…», comme le début de «guarda» («regarde»). Ces derniers jours, en nettoyant les bandes avec de nouvelles technologies, des techniciens de la Rai sont arrivés à comprendre que la phrase alors énoncée était : «Guarda, cos'è ?» («Regarde, qu'est-ce que c'est ?»). Cela laisse penser que le pilote se serait rendu compte que quelque chose était en train de se dérouler à l'extérieur de l'avion.

Tout de suite après la disparition de l’avion, deux pistes sont évoquées : une défaillance de la structure de l’appareil et un attentat. Aujourd’hui, on sait que ces hypothèses ne sont pas valides. Pourquoi ?

La défaillance de structure a été écartée dès décembre 1980. Elle n’a jamais été crédible. L’événement qui a provoqué la chute de l’avion a été impromptu, imprévu, le pilote n’a eu le temps de signaler aucune panne, aucun problème. Et sur les restes de l’appareil, des traces d’explosif ont été mises en évidence en 1982. Restait alors la possibilité d’un missile ou d’une bombe (qui aurait été placée dans les toilettes). Cette dernière hypothèse est restée en vigueur jusqu’en 1989, date à laquelle une expertise complète conclut à l’action d’un missile. Sur les bandes radar, on voyait la présence de nombreux autres avions ce soir-là, mais il restait très difficile de reconstituer la dynamique précise de la chute. Donc, face à cette impossibilité, l’hypothèse de la bombe est restée présente, notamment dans certains milieux minoritaires proches des militaires italiens. A mon avis, cela permet d’exonérer les responsabilités de la défense italienne. Pourtant, à partir de 1989, toutes les expertises mentionnent un tir de missile ou une «quasi-collision», c’est-à-dire un avion militaire passant à très haute vitesse près de DC-9 qui aurait pu créer un effet explosif.

Votre livre apporte de nombreux éléments allant dans ce sens. Vous écrivez que deux appareils, dont un «avion fantôme», étaient dans le sillage du DC-9 le 27 juin.

Peu de temps après son décollage, au-dessus de la Toscane, le DC-9 a été suivi par un petit avion qui s’est mis dans son sillage, plus bas et en retrait, comme s’il était sous le ventre de l’appareil. Cette manœuvre permet de ne pas être repéré par les radars, mais des signaux d’interférence ont toutefois été mis en évidence. Quand le DC-9 d’Itavia se trouve entre Ponza et Ustica, d’autres traces d’avions militaires – au moins deux – apparaissent sur les radars. Un appareil exécute alors une manœuvre d’attaque à très grande vitesse en se plaçant à la perpendiculaire. Selon le juge Rosario Priore, il visait l’avion fantôme. La majeure partie des experts assurent qu’un missile a alors été tiré. La zone était très militarisée. En 1998, l’Otan a fini par reconnaître que 21 appareils militaires circulaient dans les cieux. Et pourtant, dix-huit ans plus tôt, juste après le crash, les autorités assuraient qu’il n’y avait aucun avion militaire. Aujourd’hui, la grande difficulté consiste à déterminer la nationalité de tous ces appareils.

On sait notamment qu’il y avait un Awacs, avion-radar américain, un autre appareil de surveillance, également américain, a survolé la zone trente minutes après le crash en mer. Un réservoir d’avion de chasse a également été retrouvé.

La présence d’avions américains est certifiée. Dans cette zone, il y avait régulièrement des exercices militaires qui étaient dangereux pour les vols civils. A plusieurs reprises, des pilotes ont protesté contre les risques de collision en vol.

Des Américains, mais aussi des Français, des Belges étaient présents ce soir-là…

Il a été dit que des avions belges étaient stationnés sur la base française de Solenzara, en Corse. Mais la Belgique n’a jamais transmis d’informations à ce sujet, invoquant des questions de sécurité nationale.

La justice italienne a-t-elle pu obtenir la coopération de la France, notamment au sujet de vols entre la Corse et la région d’Ustica ?

De nombreuses questions ont été adressées à la France, peu ont eu des réponses. La collaboration a été très limitée. Il a été demandé à la France si la base de Solenzara était active au moment du crash. Elle a répondu que la base avait cessé ses activités à 17 heures. Mais on a appris qu’elle était en fait restée en activité jusque tard dans la soirée. Une enquête a été ouverte après les déclarations de l’ex-président italien Francesco Cossiga qui, en 2008, a accusé la France d’avoir tiré un missile contre le DC-9 d’Itavia. Des militaires français ont été entendus par les magistrats italiens. Mais pour l’instant, les actes judiciaires ne sont pas accessibles car l’enquête est toujours ouverte.

La possibilité d’une forte participation de la France est-elle crédible ?

C’est une hypothèse plausible car il y a des éléments. Deux traces aériennes repérées par les radars qui proviennent de la Corse vers la zone de Ponsa ont été identifiées. Le juge Rosario Priore écrit dans l’une de ses ordonnances qu’il n’y avait, à cette époque, que deux puissances présentes en Méditerranée à être équipées de missiles et avec des porte-avions : les Etats-Unis et la France. Donc, il y a de bonnes raisons pour avoir des soupçons.

Vous insistez sur les enjeux internationaux dans ce crash, sur la «mer de risques» à propos de la Méditerranée. Quel est le cadre géostratégique ?

L’année 1979 s’est achevée avec l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS. Le monde entier replonge dans un climat politique, mais aussi psychologique, d’une nouvelle guerre froide comme le disent les historiens. C’est le grand retour d’une logique bipolaire. L’autre élément déstabilisateur sur les pays méditerranéens est la révolution en Iran. Puis en mai 1980, le leader de la Yougoslavie, région clé pour l’Italie et l’Europe du Sud, décède. La Méditerranée est alors traversée de tensions, de potentielles instabilités et crises. Et il y a également le rôle joué par la Libye du colonel Kadhafi. Dans l’affaire du crash d’Ustica, la possibilité que la Libye soit impliquée est très forte.

L’avion fantôme sous le DC-9 pourrait donc être libyen ?

Cela a été avancé, car à cette époque des appareils libyens volaient dans notre espace aérien. Ils avaient un accord secret avec la Yougoslavie où ils se rendaient pour des manutentions, des réparations. Selon les révélations du Sismi [services des renseignements et de la sécurité militaire italiens, ndlr], les avions libyens profitaient des carences de notre système radar.

Puis le 18 juillet 1980, les restes d’un avion de chasse libyen, un MIG-23, et le corps d’un pilote, sont retrouvés en Calabre.

C’est un élément concret qui atteste de la présence des Libyens. L’hypothèse du juge Priore est que cet avion s’est écrasé au moment du crash d’Ustica. Les enquêtes sur cet appareil sont toujours restées circonscrites aux milieux de l’armée et des services secrets. Il a été impossible d’approfondir. Une explication officielle a été donnée à la fois par l’Italie et la Libye : le pilote, parti de Benghazi pour un entraînement, aurait été victime d’un malaise et se serait écrasé en Calabre. Nous savons que cette version des faits est fausse, même si nous n’avons pas la certitude que cet avion se soit écrasé, lui aussi, le 27 juin. D’un point de vue historique, cela prouve malgré tout qu’il y avait des passages d’avions libyens et renforce l’idée que la Libye est impliquée dans la catastrophe d’Ustica.

Que sait-on du rôle, ou du moins de la présence, de Mouammar Kadhafi, le chef d’Etat libyen ? Ce soir-là, il devait prendre un avion pour se rendre en Europe et il aurait été prévenu que ce voyage présentait un risque pour lui.

C'est la version que Kadhafi a racontée [et que l'ex-président italien Francesco Cossiga a également mis en avant en 2008]. Pendant plusieurs années, il est resté très silencieux sur la catastrophe d'Ustica. Puis, quand sa relation avec les Etats-Unis s'est dégradée à partir de 1986, il a commencé à accuser les Américains, en disant qu'il était l'objectif de cette attaque du 27 juin 1980. Il devait se rendre de Tripoli à Varsovie. Puis, il aurait fait machine arrière après avoir été prévenu par les services italiens. Il y a effectivement une trace aérienne sur les radars qui part de Tripoli et, arrivée à la hauteur de Malte, fait demi-tour.

Comment jugez-vous l’attitude des militaires italiens qui ont caché des informations, fait diversion, menti sur ce crash, détruit des documents ?

Les militaires obéissent aux ordres qui viennent du gouvernement. Et il est évident que les généraux sont responsables d’un point de vue pénal. Mais la responsabilité politique est d’un autre ordre. Nous sommes en train de parler d’un gouvernement italien qui, en 1980, a jugé juste et nécessaire de protéger la raison d’Etat. Il m’est difficile de penser que tous les arguments justifiant alors cette raison d’Etat soient encore valides aujourd’hui. En tant que citoyenne italienne qui s’est occupée de cette affaire depuis des années, j’aimerais que l’on arrive à dépasser ces difficultés. Le monde a tellement changé depuis 1980. Je veux croire que ces personnes défendent l’intérêt national. Ils estiment être dans le juste, pensent que la raison d’Etat est supérieure.

Mais qu’entendez-vous par raison d’Etat ? Elle a dû évoluer au cours de toutes ces années ?

Je l’espère. En 1980, on peut présumer que la reconnaissance d’une opération militaire avec deux pays alliés de l’Italie, pilier de l’Otan et qui débattait des euromissiles sur son sol, ne méritait pas d’être communiquée par peur des répercussions qui auraient pu intervenir dans un moment de tension. Après, il y a peut-être eu la volonté de protéger certaines fonctions institutionnelles, certains responsables politiques. Dans un sens, la raison d’Etat a peut-être évolué de la protection de la paix à la protection d’un certain pouvoir.

Après le crash d’Ustica, il y a eu également des «morts suspectes», comme vous l’écrivez.

Il y a le cas de deux pilotes italiens qui, le soir du crash à Ustica, sont en patrouille et rentrent vite à leur base de Grosseto [Toscane] pour lancer une alerte générale. On a pensé qu'ils avaient vu l'avion fantôme sous le DC-9 qui avait emprunté le même couloir aérien qu'eux. Ils allaient être entendus par le juge Priore, mais ils sont morts lors de l'accident du meeting aérien de Ramstein le 28 août 1988. Il y a un opérateur de la base de Grosseto qui a été retrouvé pendu en 1987. Sa famille a toujours dit que le 27 juin 1980, il était rentré très tourmenté en disant qu'un «gros problème avait eu lieu avec Kadhafi», qu'on «était à un pas de la guerre». Et dans l'affaire du MIG-23 libyen, un maréchal de l'aéronautique a été lui aussi retrouvé pendu en 1995. Le 18 juillet 1980, quand l'avion avait été découvert, il travaillait au centre radar d'Otranto. La version officielle dit qu'ils se sont suicidés, les familles rejettent cette version des faits.

Comment expliquez-vous le fait qu’il reste tant de zones d’ombre ?

J’ai voulu utiliser le mot «opacité», une caractéristique qui s’applique bien à la catastrophe d’Ustica et à tant d’autres affaires tragiques de l’histoire italienne de ces années-là, marquées par la mort de nombreux citoyens et d’innocents. Et sur ces histoires, trop souvent, nous n’avons jamais eu d’explications officielles. Les magistrats ne sont pas parvenus à identifier de coupables. En tant qu’historien, au lieu d’essayer de donner des réponses là où c’est impossible, il est important d’assumer cette «opacité» comme une donnée historique et essayer d’interroger : pourquoi est-il si difficile de parvenir à la reconnaissance de certaines vérités ? Dans le cas d’Ustica, la réponse ne peut résider que dans l’analyse de la dimension internationale de cette affaire. C’est pourquoi j’ai cherché à montrer les tensions dans cette région. Et parmi les hypothèses avancées par les magistrats au cours des nombreuses enquêtes, certaines trouvent un écho dans ce contexte historique.

Personne n’a été condamné. Les militaires ont été acquittés et seul l’Etat italien (ministère de la Défense et des Transports) a été reconnu coupable.

Exactement. En quarante ans, il n’y a jamais eu un procès sur la catastrophe d’Ustica elle-même. Les enquêtes se sont conclues en indiquant que les auteurs des crimes étaient inconnus. Les procès au pénal qui ont eu lieu concernent des faits de «mauvaise piste», de leurre, qui se sont déroulés après le crash. Quatre généraux ont été accusés de haute trahison et d’atteinte aux organes constitutionnels. Ils ont été finalement absous car, selon la décision en appel de la cour d’assises de Rome, il n’y avait pas de preuves suffisantes pour attester de l’existence d’un complot international avec un tir d’un missile ayant abattu le DC-9. Le bénéfice du doute a été invoqué. Les procédures civiles ont, elles, permis d’aller plus loin, les juges ont plus de marges de manœuvre. Il y a eu une trentaine de jugements au civil, tous reconnaissent le scénario du missile et l’existence de ces tentatives de fausse piste, de leurre.

Saura-t-on un jour la vérité sur la catastrophe d’Ustica ?

L’espérance doit toujours être là, ainsi que l’exigence. Il faut continuer à se souvenir que ce chapitre est toujours ouvert. Mais une volonté politique est nécessaire et pas seulement en Italie.