Chaque mardi, instantanés d’Israël et de Palestine, à la découverte des bulles géographiques et mentales d’un territoire aussi petit que disputé. Aujourd’hui, rencontre avec une habitante d’une colonie cossue Goush Etzion, où, entre banlieusardisation à l’américaine et idéologie messianique, on attend l’annexion promise par Benyamin Nétanyahou avec impatience.
Dans ces rues sages et cossues, passé la barrière jaune et la guérite du soldat, les tergiversations autour de l’annexion plus ou moins imminente en Cisjordanie semblent n’être qu’un lointain écho. Dans l’imposante yeshiva, juste à côté de l’épicerie et du cabinet médical, un rabbin et son élève décortiquent la Torah. Dans sa maison estimée à un million de dollars – depuis le dévoilement du plan Trump, l’immobilier est en plein boom dans les colonies — Ruth Lieberman regarde sur Zoom la cérémonie marquant la fin du service militaire de son fils para. «J’en ai cinq, ici, c’est tout juste la moyenne !», dit cette native de Cleveland (Ohio). Ses autres enfants décorent de rubans la voiture du voisin, qui se marie le soir même. Banalité de la colon way of life. Entre banlieusardisation à l’américaine et idéologie messianique.
Alon Shvut, 3 000 habitants, est le cocon de l'élite sioniste religieuse. Les voisins de Ruth Lieberman sont rabbins, médecins, avocats. Son mari est magistrat au tribunal militaire d'Ofer, qui affiche un taux de condamnation des Palestiniens bien au-dessus de 90%. Il y a même un juge à la Cour suprême en bas de la rue. La plupart travaillent à Jérusalem, grâce aux routes de contournement.
Qualifiée de «prototype», la colonie est l'une des toutes premières construites après 1967, dans l'euphorie de la victoire dans la guerre des Six Jours. Mais ses habitants refusent de se voir comme des pionniers, élevés dans le mythe du «retour» sur cette terre à l'histoire sanglante. Ce dogme fondateur n'est pas biblique. Bien plus récent.
Une annexion attendue
Alon Shvut se trouve dans le Goush Etzion, triangle entre Jérusalem et Hébron, où les kibboutzniks s'implantèrent de façon précaire dès les années 40, dans une logique de grignotage territorial et sécuritaire, avant d'être écrasés par les blindés de la légion transjordanienne en 1947. Le souvenir du massacre (les miliciens arabes exécutèrent pratiquement tous les combattants et habitants juifs) est perpétué avec ardeur à Alon Shvut, où l'on voit dans ces victimes des ancêtres, sorte de martyrs protocolons, justifiant moralement leur présence actuelle dans ce bout de Cisjordanie occupée. «Toute mon enfance dans le Midwest j'ai entendu parler du sacrifice des défenseurs de Jérusalem, c'était comme de l'heroic fantasy pour nous», résume Lieberman. D'où la synagogue en forme d'aigle.
Quels que soient les scénarios de l'annexion, a minima ou «king size», le Goush Etzion est en pole position. En toute logique, c'est ici qu'on trouve les plus grands supporteurs du plan Trump. David Friedman, l'avocat de Donald Trump devenu ambassadeur américain pour service rendu (il négocia les nombreuses banqueroutes du milliardaire), est leur champion. 100% colon et 100% américain, comme nombre d'entre eux : un notable local nous est même présenté semi-ironiquement comme le «shérif de Tekoa», implantation juive voisine.
Friedman, grand mécène de la colonisation, pousse pour l'annexion la plus rapide et étendue possible, au point d'agacer à la Maison Blanche. «Si seulement le monde l'écoutait, on aurait déjà la paix ici !», assure Lieberman qui, sous ses apparences de «desperate housewives» des colonies, est en fait une lobbyiste professionnelle, encartée Likoud, dont les couloirs de la Knesset aussi bien que ceux du Congrès américain n'ont plus de secrets. «Le plan Trump, oui, je les ai un peu aidés. J'étais quand même surprise quand je les ai entendus parler d'Etat palestinien.» Même réduit à un simulacre de solution à deux Etats, cette éventualité a provoqué l'opposition vociférante des colons maximalistes. «Des voix bruyantes mais minoritaires», balaie Ruth Lieberman.
Quête de légitimité
L'«application de souveraineté israélienne», comme l'appelle Nétanyahou, ne changera pas grand-chose à sa vie déjà confortable. Mais l'annexion, validée par l'Amérique, lui donnera de la légitimité, pense-t-elle, faisant fi des résolutions onusiennes et de l'opprobre international. «Je ne serais plus une femme-colon sur ma montagne, mais une citoyenne. J'en ai assez d'être traitée de criminelle de guerre quand je demande un permis de construire pour une véranda !»
Et les Palestiniens des villages alentour, que seront-ils ? Des apatrides ? Des sous-citoyens ? Des Israéliens ? Ruth Lieberman élude. De son jardin, on voit Hébron. Elle pense que les colons sont «des pragmatiques et non des idéologues», raconte qu'elle n'a même pas peur quand le boucher arabe du supermarché où s'approvisionnent colons et Palestiniens sort son couteau à bidoche (la grande surface comme preuve suprême de la coexistence reste un classique de l'argumentaire pro-colonies). «Les Arabes peuvent avoir des droits, même si je sais que je suis minoritaire dans mon camp quand je dis ça… Les laisser voter ? Oh ça, faudra voir. Il y a tellement de choses à régler d'abord.»
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