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Libération
Sanctions

En Inde, des risques sécuritaires émergent après le blocage d'applications chinoises

En décidant d'interdire 59 applications, New Delhi prend le risque de fragiliser les consommateurs indiens, de révéler ses faiblesses cybersécuritaires et d'affaiblir son économie.
New Delhi vient de décider de bloquer 59 applications populaires chinoises. (Francis Mascarenhas/Photo Francis Mascarenhas. Reuters )
publié le 1er juillet 2020 à 13h13

La guerre froide, menée depuis près de deux mois entre l'Inde et la Chine, s'est invitée dans les téléphones mobiles des Indiens. New Delhi vient en effet de décider de bloquer 59 applications populaires chinoises, parmi lesquelles la très populaire plateforme d'échanges de courtes vidéos TikTok, la messagerie WeChat, l'explorateur UC Browser, Cam Scanner ou l'app d'échange de fichiers ShareIt. Le communiqué du ministère des Technologies de l'information de lundi soir ne mentionne pas une fois la Chine pour justifier cette interdiction. Il assure seulement que ces applications agissent contre la «souveraineté et l'intégrité de l'Inde, la défense de l'Inde, la sécurité de l'Etat et l'ordre public».

«Interdiction au nom de la sécurité»

Le ministère aurait ainsi reçu «plusieurs rapports» qui indiqueraient que ces applications sont utilisées pour «voler et transmettre les données des utilisateurs, de manière non autorisée, vers des serveurs situés en dehors de l'Inde». Le gouvernement n'a pas donné de preuves de tels crimes, mais peu importe. La sélection d'applications, uniquement chinoises, suffit pour faire comprendre qu'il s'agit d'une réponse au meurtre de vingt militaires indiens par des militaires chinois le 15 juin, dans la zone frontalière contestée de la vallée de Galwan, lors de l'affrontement le plus meurtrier entre les deux puissances régionales depuis 1967.

Une fois le choc de la sanction passé, le gouvernement affirmait mardi qu’il allait créer un comité pour évaluer ces violations plus précisément, que cette ordonnance n’était qu’«intérimaire» et que les entreprises mentionnées allaient pouvoir s’expliquer. En attendant, TikTok a déjà déconnecté ses utilisateurs indiens de son réseau social, pour montrer sa volonté de coopérer.

Techniquement, un tel blocage des applications serait «extrêmement difficile à appliquer, à moins de créer un énorme mur, comme celui que les Chinois ont développé, qui filtre toutes les données qui viennent de l'étranger», assure Srinivas Kodali, chercheur indépendant, spécialisé dans la data et l'Internet. «Vous pouvez bloquer un nom de domaine, mais l'entreprise peut changer ce nom de domaine. Ou faire enlever l'application du magasin en ligne d'Android, mais il existe d'autres magasins, comme le F-Droid, qui offre des apps aux sources ouvertes.»

Il devient alors impossible de vérifier l'authenticité de ces logiciels qui peuvent contenir des virus. «En imposant cette interdiction au nom de la sécurité, le gouvernement indien pourrait être, à l'inverse, en train de mettre les Indiens en danger», conclut Srinivas Kodali. Or, après la montée des tensions à la frontière, «l'intérêt et les attaques de hackers chinois contre des cibles indiennes ont augmenté en juin de 300%», affirme Kumar Ritesh, PDG de la société Cyfirma, basée à Singapour et au Japon, et spécialisée dans la sécurité des réseaux. «Or les sociétés indiennes sont en retard en termes de cybersécurité, par rapport à celles américaines ou chinoises. Et ces attaques pourraient les affaiblir pendant un certain temps.»

Appel patriotique au boycott

Ce blocage des applications chinoises n’est en fait que la première tentative d’un boycott économique plus large. L’Inde sait qu’elle ne peut remporter un conflit militaire face à une armée chinoise bien plus puissante et mieux équipée. Alors elle tente de frapper au portefeuille. Mais là encore, l’Inde est en position de faiblesse : New Delhi importe de Chine quatre fois plus qu’elle y exporte. Et près de 15% de ses importations viennent de l’Empire du milieu, depuis les composants pharmaceutiques et électroniques jusqu’aux pièces d’automobile.

Certains producteurs et commerçants indiens lancent depuis deux semaines un appel patriotique au boycott général des produits de Chine. Pékin pourrait imposer des mesures similaires très dommageables, ce qui coûterait très cher notamment aux fleurons de l’industrie indienne de l’automobile et de la pharmacie. Ces derniers se plaignent déjà que les autorités ont commencé ces jours-ci à ralentir volontairement les importations de Chine, en imposant un contrôle serré de tous les containers.

Les prochaines cibles sont Huawei et ZTE, les deux géants chinois des télécommunications. New Delhi, qui avait jusqu’à présent accepté la participation de Huawei dans les appels d’offres pour l’installation de la technologie de téléphonie mobile 5G, aimerait maintenant l’en exclure. Pas directement – ce qui serait illégal –, mais soit en utilisant la clause vague de «sécurité nationale» soit en menaçant les opérateurs indiens de téléphonie de répercussions administratives et réglementaires s’ils achetaient ces appareils chinois.

Le problème est que la 5G utilisera une grande partie des installations actuelles de la 4G, et qu'en Inde, à la différence des Etats-Unis, 20% de ces équipements 4G sont fournis par Huawei et ZTE. «Donc soit nous enlevons ces composants chinois, ce qui serait extrêmement cher soit nous devons faire la 5G avec eux jusqu'à ce qu'il faille les remplacer, conclut une source haut placée dans le secteur. Or ceci ne devrait arriver que dans huit ou neuf ans.»