«Les Russes ont érigé un monument à George Orwell. - Où ça ? - Partout.» C'est la dernière anekdot (blague politique) en Russie ces derniers jours, durant lesquels la population a été appelée à s'exprimer au sujet d'une réforme constitutionnelle, dont l'objectif principal, malgré un enrobage patriotico-conservateur, est de permettre à Vladimir Poutine de rester encore très longtemps au pouvoir. Sans aucune surprise, le «oui» l'a emporté à 77,9 %, avec un taux de participation de 67 % à faire trembler d'envie nos démocraties occidentales.
Si les résultats avaient été dessinés d’avance dans les bureaux des spin doctors du Kremlin, encore a-t-il fallu déployer beaucoup d’efforts à la Commission électorale pour mobiliser un électorat démotivé, éprouvé par une situation économique peu reluisante et endolori par quatre mois de Covid-19… Pendant une semaine, à partir du 25 juin, les Russes ont pu s’exprimer par anticipation, en ligne et dans des points de vote improvisés sur des bancs publics, des chariots de supermarché, dans des coffres de voiture ou des bacs à sable, et mercredi dans les bureaux de vote traditionnels. Cette «votation nationale» a permis de contourner le cadre strict imposé par le référendum ou l’élection classique (ne serait-ce que l’anonymat de la cabine), avec un vote simplifié, sans observateurs ni réglementations de l’agit-prop. Comme le souligne l’association d’observation électorale Golos, qui a publié un rapport sur les violations du scrutin, aussi bien le taux de participation que le résultat final ont été rendus possibles exclusivement grâce à la semaine de vote anticipé. Le vote électronique permet toutes les manipulations, tandis que les urnes improvisées dans les cours d’immeubles sont plus faciles à bourrer que les boîtes transparentes et scellées, qui l’ont néanmoins été sans vergogne.
Il devient de plus en plus difficile de remporter des élections selon les règles traditionnelles, comme en 2018, quand le vote réel, avant le bourrage d’urnes, permettait de réélire Vladimir Poutine au poste de président. Les falsifications et exagérations avaient alors pour but d’arrondir les chiffres à une jolie hausse. Cette fois, les sondages de sortie des urnes menés par des observateurs indépendants le jour du vote classique, mercredi, dans les grandes villes, ont montré que la Commission électorale avait tout intérêt à prendre les devants pour assurer ses arrières : à Moscou et à Saint-Pétersbourg, le «non» était largement devant.
Pour les experts, la confiance envers les institutions politiques continue de s’éroder, surtout vis-à-vis du pouvoir fédéral et de la personne de Vladimir Poutine. Si les amendements à la Constitution avaient été présentés au vote populaire en blocs thématiques, comme l’exige la loi, on aurait observé un soutien réel aux sujets sociaux (l’indexation des salaires et des retraites) et idéologiques (la famille, les enfants, le couple hétérosexuel, la glorification des aïeux). Mais les aménagements politiques, et surtout la remise à zéro du compteur présidentiel de Vladimir Poutine, soulèvent moins d’enthousiasme, voire un net rejet.
En 2014, avec l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine était au faîte de sa gloire en tant qu’incarnation et personnification du pouvoir, source de légitimation de toutes les instances et de toutes les décisions politiques. Mais ce lustre ternit, l’«effet Crimée» s’évente, et le président russe commence à fonctionner davantage comme un repoussoir.
Si l’objectif de la réforme constitutionnelle n’avait pas été la pérennisation de son pouvoir personnel, tout ce cirque n’aurait pas été utile. Personne ne serait allé se rebiffer contre la protection des animaux ou de la langue russe. Selon les observateurs, le niveau de fraude électorale dans cette «votation nationale», sans précédent depuis 2011, ne présage rien de bon pour les scrutins à venir. Qui plus est, le «oui» triomphant à 78 % ne correspond pas au ressenti d’une partie conséquente de l’électorat, et délégitime encore plus, s’il le fallait, les instances électorales et, in fine, le régime.