Pour l’historien Nicolas Kazarian, chercheur associé à l’Iris, spécialiste de géopolitique des religions, en convertissant Sainte-Sophie en mosquée, le président turc Recep Tayyip Erdogan cherche à séduire son électorat tout en défiant l’Occident.
Du point de vue du patrimoine de l’humanité, faut-il s’inquiéter de l’avenir de Sainte-Sophie ?
Le plus inquiétant, c'est le message que ce changement envoie aux minorités religieuses qui vivent en Turquie. Sainte-Sophie, sans attribution religieuse, symbolisait aussi le pluralisme religieux. Si elle redevient une mosquée, qu'est-ce que cela veut dire pour les autres communautés qui vivent aujourd'hui dans le pays, déjà malmenées par le pouvoir en place ? Le régime dit aux minorités : «Attention, nous avons la force de vous transformer, de vous convertir.» C'est du reste la leçon des dix dernières années, quand de nombreuses églises orthodoxes ont été transformées en mosquées, comme Sainte-Sophie de Trébizonde [dans le nord-est du pays, ndlr] et d'autres lieux de culte chrétiens.
Quel est le message envoyé par Erdogan, quand il décide de transformer un musée inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco en mosquée ?
Il y a une double problématique. Pour Erdogan, il s’agit d’abord d’une mission de reconquête, à un moment où il se portraiture comme un sultan tout-puissant, mais il est fragilisé par la crise sanitaire du Covid-19, venue s’ajouter à la crise économique. C’est une manière de reconquérir sa base politique, en mobilisant à travers les symboles identitaires que sont l’islam, la grande histoire de l’Empire ottoman.
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Ensuite, il y a le rapport de force à l’international. En particulier avec l’Occident, qu’Erdogan provoque et défie avec ce geste. Erdogan dit au monde qu’il fait cavalier seul, les alliances d’hier ne déterminent pas sa politique intérieure, il veut se montrer l’homme fort de la région, au-delà des alliances bilatérales ou multilatérales. Il veut faire preuve d’indépendance.
Qu’a symbolisé Sainte-Sophie à travers les siècles ?
C'est le génie architectural de l'humanité. Edifié au IVe siècle par l'empereur Constantin, qui vient de se convertir, le temple de la «sagesse divine» devient le plus grand lieu de culte du monde pendant plusieurs siècles, un lieu de rencontre, de passage, liée à l'identité de Constantinople en tant que carrefour. C'était le point de départ de l'évangélisation du monde slave.
Le fait que ce lieu soit privatisé par l'islam aujourd'hui rétrécit sa vocation universelle, bien au-delà du christianisme d'ailleurs. La basilique Sainte-Sophie a été une église jusqu'en 1453, quand les Ottomans ont pris Constantinople, puis une mosquée jusqu'au XXe siècle. C'est d'ailleurs ce qui lui a permis de perdurer à travers l'histoire, échappant au sort de la plupart des édifices chrétiens qui ont été pillés et saccagés à la même époque. Puis elle devient un musée. C'est cet itinéraire à travers les âges qui lui donne une identité plurielle et en fait un lieu de mémoire pour l'humanité tout entière, au-delà des appartenances religieuses.
C’est Atatürk qui transforme la mosquée en musée. Le fait qu’Erdogan rende l’édifice au culte musulman, qu’est-ce que cela dit de l’articulation entre Erdogan et la Turquie du XXe siècle ?
C’est la difficulté d’Erdogan de se repenser par rapport à une Turquie laïque, qui ne l’a jamais vraiment été au sens français du terme. Mustafa Kemal Atatürk a soumis différemment la religion au pouvoir politique. Erdogan, ne se fondant plus sur le paradigme républicain de Kemal, essaye de relire l’histoire de l’Empire ottoman et de sa dimension impériale, d’acteur central de la région. Il s’agit d’une réappropriation d’attributs impériaux, pour poser la Turquie comme une force régionale.