Eglise, mosquée ou musée, l'histoire de la basilique Sainte-Sophie d'Istanbul est plus politique que religieuse. Elle est donc à la merci des aléas idéologiques et politiques. Convertie «à perpétuité» en mosquée par le sultan Mehmet II en 1453 lors de la prise de la ville, elle est devenue un musée en 1934, sur ordre de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque. Vendredi, le Conseil d'Etat turc a cassé cette décision, jugeant qu'elle allait à l'encontre des prescriptions prises par le pouvoir en place il y a 567 ans et n'était donc «pas en accord avec l'état de droit».
Tirant un trait sur le caractère universel du monument tel que reconnu par l'Unesco, l'Etat turc vient de refaire de Sainte-Sophie une mosquée. «Tout comme Atatürk en fit un symbole de sa révolution laïque, Erdogan fait le contraire. Cette décision souligne sa révolution conservatrice qui traverse toute la Turquie», explique Soner Çagaptay, spécialiste de la Turquie au Washington Institute for Near East Policy. Au-delà du symbole, ce geste historique obéit aussi à des considérations beaucoup plus prosaïques : l'économie et la popularité du président sont en berne. Jusqu'à l'an dernier, Erdogan s'était bien gardé d'intervenir sur cette question. «Vous n'êtes pas capable de remplir la Mosquée bleue juste à côté mais vous suggérez de remplir Sainte-Sophie. Ne soyons pas trompés par ces ruses», avait-il rétorqué aux islamo-nationalistes qui demandaient la reconversion de la «Sainte Sagesse». Depuis, le vent a tourné. Sèchement battu par le Parti républicain du peuple (CHP, parti d'Atatürk) dans son fief d'Istanbul ainsi que dans plusieurs autres grandes villes lors des municipales de 2019, Recep Tayyip Erdogan a viré sa cuti. Rien de mieux pour remobiliser sa base ultranationaliste et religieuse, et dénoncer le retour aux affaires des persécuteurs laïcards du CHP que de sortir la carte Ayasofya, privée de prière pendant quatre-vingt-six ans.
Tendance. Depuis sa défaite l'an dernier, la popularité du Reis, de son parti et de ses alliés, n'a cessé de chuter. Un sondage de l'institut MetroPOLL publié fin juin ne créditait l'alliance présidentielle que de 36,5 % d'intentions de vote, contre 45 % pour l'alliance d'opposition. «Erdogan a remporté presque toutes les élections depuis 2002 sur un programme de croissance économique. Or le pays est entré en récession, et à nouveau avec l'épidémie de coronavirus. Une première depuis son arrivée au pouvoir», souligne Soner Çagaptay.
L'économie turque ne s'est pas vraiment remise de la crise monétaire d'août 2018. Selon un récent rapport de la Confédération syndicale Disk (gauche, minoritaire), le chômage pourrait bientôt toucher 16 millions de personnes (contre officiellement 3,8 millions aujourd'hui). Or économie et emplois sont les priorités absolues des Turcs. Il devient urgent pour le pouvoir d'inverser la tendance, afin de regagner en popularité. «[Cette décision] montre que le gouvernement, ou Erdogan, n'est plus capable de produire de nouvelles politiques ou projets pour stimuler et mobiliser le public. Donc ils reconvertissent Sainte-Sophie comme une ultime carte à jouer», estimait début juin Rusen Çakir, un expert de l'islam politique sur Medyascope TV.
Le pouvoir veut mobiliser sur le thème de la Turquie conquérante. Libye, Irak, Méditerranée orientale… les écrans de télévision et la presse loyaliste ont reçu l’ordre de servir le récit d’un pays en pleine ascension et aux prises avec ses ennemis historiques. En premier lieu : la Grèce qui s’est très fortement émue de la décision de convertir Sainte-Sophie. Ankara et Athènes sont à couteaux tirés sur nombre de dossiers, allant de la question migratoire à la délimitation des eaux territoriales, en passant par le statut du séminaire orthodoxe de Halki à Istanbul.
«Irréversible». La semaine passée, le secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo, très proche des milieux évangélistes, s'était aussi inquiété des intentions turques. «Sainte-Sophie, située sur notre territoire, est la propriété de la Turquie, comme tous nos biens culturels», a rétorqué le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Hami Aksoy. «Le dommage causé par cette conversion sur la marque Turquie à l'international, celle d'un pays à majorité musulmane, d'une société ouverte, en paix avec son héritage chrétien, sera irréversible et significatif», analyse Soner Çagaptay. Le bénéfice en termes de popularité pour le Président devrait quant à lui demeurer minime.
Quelques heures avant de s'adresser à ses concitoyens, à 20 h 53 - une référence à 2053, un horizon que la Turquie d'Erdogan s'est fixé pour devenir une grande puissance, soit six cents ans après 1453, l'année de la chute de Constantinople -, le Reis a signé le décret rendant Sainte-Sophie au culte musulman. La «Sainte Sagesse» est ainsi devenue la 84 685e mosquée du pays. Une mosquée dont les Turcs n'auraient su se passer.