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analyse

Covid-19 : en Europe, cacophonie sans frontières

L'Union a précisé en juin sa politique de réouverture des frontières, limitée à quinze pays tiers et garantissant la libre circulation sur tout le territoire. Mais les Etats ont décidé dans le désordre le plus complet de n’en faire qu’à leur tête. L’été promet d’être ubuesque.
Le 15 mai, à l’aéroport de Barcelone, un passager en provenance de Londres. (Photo Emilio Morenatti. AP)
par Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles
publié le 14 juillet 2020 à 19h36

La crainte d'une reprise de l'épidémie de coronavirus et la méfiance persistante à l'égard des étrangers suspectés, à tort ou à raison, d'être porteurs du virus ont conduit à un chaos inédit aux frontières des Vingt-Sept. Alors que les frontières intérieures de l'Union sont officiellement ouvertes depuis le 15 juin et que les frontières extérieures avec quinze pays tiers sont censées avoir suivi le même chemin le 1er juillet, il n'en est rien. Chaque Etat membre de l'Union poursuit son propre agenda sans guère d'égards pour les décisions prises en commun à Bruxelles, ce qui rend tous les voyages, surtout aériens, aléatoires.

Ainsi, une frontière peut se fermer du jour au lendemain pour les voyageurs provenant de tel ou tel pays ou des tests et des quatorzaines peuvent être imposés selon la nationalité ou le pays de résidence, sans compter les formulaires de «traçabilité» exigés dans certains pays. La Grèce impose par exemple à tous les voyageurs de remplir avant leur départ sur un site web dédié un «passenger locator form» (PLF) (1). Sont exigés les coordonnées personnelles, le lieu de résidence habituel, les pays visités au cours des derniers mois, etc. Ensuite, chacun reçoit un code QR qui sera scanné à l'arrivée : il indique aux services grecs si le passager peut passer librement ou s'il doit subir un désagréable test de dépistage. Mais le touriste le découvrira seulement à l'arrivée puisqu'il ne connaîtra pas la signification du code reçu…

Il pourra ensuite se rendre dans son lieu de résidence final et devra volontairement s’isoler vingt-quatre heures, le temps que le résultat du test soit connu. S’il est positif, le voyageur et ses proches ne seront pas renvoyés dans leur pays, mais assignés à résidence dans une chambre d’hôtel prévue à cet effet durant quatorze jours et ce, aux frais de l’Etat grec. Mais il ne faut pas rêver : chaque malade sera enfermé dans sa chambre et les repas seront livrés devant la porte !

La procédure est pour le moins étrange puisque, en attendant le résultat du test, le touriste est autorisé à gagner sa destination finale, ce qui lui laisse le temps de contaminer beaucoup de monde s’il est porteur du virus… Et rien ne dit comment il sera rapatrié de son lieu de séjour, qui peut être une île lointaine, pour être mis à l’isolement.

La longue liste des exceptions

Ce genre de surprise attend les touristes à leur arrivée dans beaucoup de pays. Par exemple, en Hongrie, les Britanniques, les Bulgares, les Portugais, les Suédois et les Roumains ont droit au même sort, cette liste variant au jour le jour. En Slovénie, ce sont les Bulgares, les Roumains, les Portugais, les Luxembourgeois et les Suédois qui sont ciblés. En Espagne, qui fait face à une résurgence de l’épidémie, il faut obligatoirement remplir un formulaire de traçage, mais aux dernières nouvelles, pas de test pour les ressortissants de l’Union (2). Au Danemark, les Portugais sont interdits de séjour et seuls les Suédois de deux régions peuvent entrer dans le pays. En Pologne, les Suédois, les Portugais, les Britanniques (assujettis aux règles européennes pendant la période de transition jusqu’à la fin de l’année) et les Irlandais ne peuvent franchir les frontières. La liste des exceptions se poursuit, longue comme un jour sans pain.

A l’égard des pays tiers, la situation est encore plus confuse. Certes, les Vingt-Sept se sont entendus, fin juin, pour rouvrir les frontières avec quinze pays : Australie, Canada, Japon, Algérie, Géorgie, Nouvelle-Zélande, Maroc, Monténégro, Rwanda, Serbie, Corée du Sud, Thaïlande, Tunisie, Uruguay et Chine (mais sous condition de réciprocité). Une liste qui est révisée tous les quinze jours : mardi, les ambassadeurs des Etats membres se sont réunis pour refermer les frontières avec le Monténégro et la Serbie, au vu de la résurgence de foyers épidémiques.

Mais, comme chaque pays est souverain pour ouvrir ou non ses frontières extérieures, le chaos est encore plus grand, si c'est possible, qu'aux frontières intérieures. Ainsi, au 1er juillet, seuls sept pays ont à nouveau accepté les vols provenant de quatorze pays (les quinze autorisés sauf la Chine) : Italie, Pays-Bas, Suède, Luxembourg et les trois pays Baltes. La France, elle, a déjà refermé ses frontières avec l'Algérie, la Grèce avec la Serbie, la Hongrie avec tout le monde extérieur à l'Union sauf la Chine et le Japon sous réserve de «quatorzaine» en cas de tests positifs. L'Allemagne ne les a ouvertes qu'à dix pays tiers, l'Algérie, le Maroc, le Rwanda et la Serbie étant exclus. Quelques pays demeurent totalement fermés aux pays tiers : Roumanie, Irlande, Autriche, Belgique. Mais comme les contrôles aux frontières intérieures ne sont pas généralisés, un Rwandais entré aux Pays-Bas pourra se rendre en Belgique. La situation est tellement complexe qu'un site dédié a été créé par la Commission européenne afin d'aider les voyageurs à s'y retrouver (Reopen.europa.eu).

Ouvertures aléatoires et à-valoir

Un diplomate français reconnaît que tout cela n'est pas très cartésien : mais, maigre consolation, «on est passé d'une situation où les frontières intérieures étaient fermées à double tour à une réouverture partielle. Et vis-à-vis de l'extérieur, tous les Etats-membres ont respecté la liste négative, c'est-à-dire que personne n'a ouvert ses frontières à des pays qui n'étaient pas sur la liste, ce qui nous aurait contraints à refermer nos frontières intérieures». Ce qui n'est pas tout à fait exact : la Croatie accepte depuis le 10 juillet les vols provenant des Etats-Unis…

A ces ouvertures aléatoires s’ajoute la politique de remboursement des séjours annulés, qui varie d’un pays à l’autre : dix pays (France, République tchèque, Chypre, Grèce, Italie, Croatie, Lituanie, Pologne, Portugal et Slovaquie) n’ont ainsi pas hésité à violer la directive européenne prévoyant un remboursement en espèces pour imposer de simples «à-valoir»… La Commission a dû sévir et a décidé, début juillet, de les poursuivre devant la Cour de justice pour violation du droit européen.

Bref, face à un tel chaos, les touristes ont compris qu'il valait mieux rester chez soi, comme en témoignent la fréquentation minimale des aéroports européens (on ne compte plus les vols annulés à la dernière minute faute de passagers) et le désert qui règne dans les centres touristiques comme Paris, Rome, Lisbonne ou Athènes. «Ces approches nationales divergentes nuisent à notre marché unique et vont ralentir la reprise tant attendue de l'aviation et du tourisme», a protesté, le 9 juillet, Thomas Reynaert, directeur général de Airlines for Europe (qui regroupe seize compagnies aériennes, dont Air France). «Les pays de l'UE ne respectent pas l'accord auquel ils ont abouti ensemble. Cela ne favorise pas la confiance des consommateurs et sape clairement les efforts» de redressement de ces secteurs, a surenchéri Olivier Jankovec de l'ACI Europe, qui représente 500 aéroports dans 45 pays européens.

Mais, comme il est douteux que les Etats changent de politique d'ici à la fin de l'été, la tendance étant clairement de fermer à nouveau les frontières, la saison touristique est définitivement condamnée. Ce qui va encore accroître la récession historique causée par le confinement, surtout dans les pays les plus dépendants du tourisme.

(1) Contrairement à ce que nous écrivions dans la première version de cet article, le formulaire PLF est bien disponible en français, ainsi qu'en anglais et en allemand.

(2) Contrairement à ce que nous écrivions dans la première version de cet article, la frontière terrestre entre l'Espagne et le Portugal reste ouverte.