Tout a commencé sur une plage. Puis le paysage politique bulgare s'est embrasé. Depuis début juillet, des milliers de manifestants arpentent les rues de Sofia sans perdre haleine. Ils décrient un «climat mafieux» et les liens tacites entre oligarques et politiques – preuves éloquentes de la corruption qui gangrène le pays depuis de nombreuses années. Après deux semaines de manifestations incessantes, l'heure est aux concessions pour le Premier ministre, Boïko Borissov, qui a annoncé la démission de trois de ses ministres le 15 juillet. Mais la foule ne décolère pas, et exige la démission de Borissov lui-même. L'ONG Transparency International classe le pays au dernier rang en matière de corruption. Son directeur exécutif en Bulgarie, Kalin Slavov, décrit les origines de cette crise de confiance.
Qu’est-ce qui a rendu la corruption latente soudainement insupportable aux yeux des Bulgares ?
Les protestations ont débuté lorsque le parti dirigeant [GERB, conservateur, ndlr] a fait voter une loi au Parlement pour réduire l'espace de zone naturelle protégée, de sorte à pouvoir les rendre constructibles. Or ces zones se trouvent sur la côte de la mer Noire et abritent plantes et oiseaux rares. Nous nous sommes rapidement rendu compte que les constructions en question étaient en fait un énorme hôtel et un complexe de vacances. Voilà ce qui a provoqué des soulèvements un peu partout à travers le pays, notamment dans quinze villes. C'est le premier motif de mécontentement.
L’autre motif, est-ce celui de l’affaire de la plage ?
En effet, quelques jours après, l'ancien ministre de la Justice a tenté d'accéder à une plage sur la mer Noire. En Bulgarie, toutes les plages sont publiques, chacun peut s'y rendre librement. Cet ex-ministre s'est vu refuser l'accès à cette plage par des services de sécurité, qui travaillent pour un influent oligarque [Ahmed Dogan, ndlr] proche du pouvoir. Cet incident a montré la connexion entre des fonctionnaires qui sont ces forces spéciales et les oligarques. Une question s'est posée : pourquoi les oligarques sont-ils protégés par le gouvernement ?
Mais comment se manifeste la corruption ?
Elle est manifeste depuis une dizaine d'années. Les institutions ne fonctionnent pas suivant les lois. Elles obéissent aux coups de fil du Premier ministre. Et ce dernier ne s'en cache même pas. Beaucoup de choses se déroulent de façon informelle, en coulisse. Sans parler du problème des élections. En fait, une majorité de Bulgares croient que le vote peut être contrôlé, acheté. Résultat ? Ils ne se déplacent pas pour voter, estimant que les scrutins sont «injustes». Quant à l'économie, nous avons des lobbys tellement forts qu'ils influent sur les lois adoptées et qu'ils favorisent les oligarques. Concrètement, le gouvernement ne prélève pas la TVA sur certaines compagnies dont les dirigeants sont proches du parti au pouvoir. Autre exemple, en 2018, avec la loi sur la privatisation, le gouvernement a épargné plusieurs oligarques qui devaient payer des amendes. Tout cela se traduit, in fine, par la fuite d'investisseurs étrangers qui se méfient d'un cadre juridique peu efficace.
Que reprochent les manifestants au procureur général et au Premier ministre ?
Le procureur Geshev a peu de crédibilité. Il est actuellement perçu comme une extension du parti politique dirigeant. Il s'est attaqué de manière arbitraire à des adversaires politiques du parti au pouvoir et a arrêté des dirigeants d'entreprise qui n'adhèrent pas à la ligne du gouvernement. Quant au Premier ministre, il est la personnification d'un Etat capturé et gouverné pour l'intérêt des oligarques. La revendication des manifestants est d'organiser des élections législatives. Ils considèrent que des élections justes amèneront de nouvelles figures politiques et qui ne seront pas liées à la corruption. Ceci dit, il n'y a pas d'opposition structurée. Les citoyens se mobilisent au-delà de leur appartenance à tel ou tel parti. Il s'agit d'un processus spontané, mais qui n'a pas encore fait émerger de leaders.
Peut-on faire un parallèle avec les révoltes de 2013, qui avaient conduit à la démission du gouvernement de l’époque ?
Non, je penserais plutôt à un lien avec les années 90, quand la démocratie est apparue en Bulgarie. A ce moment-là, comme lors des protestations actuelles, on pouvait voir une énergie authentique des citoyens. Ils pensaient que les choses pouvaient changer, mais n'avaient pas de solutions concrètes.