Après la visite d’Emmanuel Macron à Beyrouth, et ses propos virulents à l’encontre du gouvernement libanais, l’historien Henry Laurens, titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, revient sur les liens particuliers qui unissent la France et le Liban.
L’image d’un président français au ton moralisateur dans une ville en ruine peut-elle être choquante pour les Libanais, surtout à l’approche du centième anniversaire de l’instauration du mandat français ?
Je ne le crois pas. Les Français jouent un rôle particulier dans l'histoire du Liban. Quand Jean-Yves Le Drian s'est rendu à Beyrouth il y a deux semaines, le gouvernement libanais a essayé d'en obtenir des financements en jouant la carte de «notre mère, la France». Il existe une relation affective forte entre la France et le Liban, depuis au moins la première moitié du XIXe siècle. La société française et la société libanaise se mêlent toujours. Les enfants de la bourgeoisie libanaise vont dans des écoles francophones et la composante libanaise est assez présente dans la société française.
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A l’époque du mandat, quels étaient les rapports des autorités françaises avec les différentes communautés confessionnelles ? Et avec l’idée même de gestion confessionnelle du pays ?
Les Français sont souvent accusés d’avoir été à l’origine d’une politique de division, mais cela s’applique plus à la Syrie qu’au Liban. Au Liban, ils ont pris acte d’une réalité. Le confessionnalisme existait déjà avant 1914. Les communautés chrétiennes, surtout les catholiques, soutenaient le mandat. C’est d’ailleurs elles qui l’avaient demandé. Les sunnites y étaient plutôt hostiles : ils penchaient vers un nationalisme arabe unitaire et une union avec la Syrie. Mais certains ont tout de même coopéré avec les autorités mandataires. Quant aux chiites, ils voulaient surtout éviter que le Liban fusionne avec une entité syrienne, largement dominée par des sunnites, alors qu’un petit Liban leur donnait plus de poids.
Quelle mémoire les Libanais ont-ils gardée du mandat français ?
Le mandat est une question complexe, notamment parce qu’il portait sur la Syrie et le Liban. L’expérience a été heurtée : il existait à la fois une coopération entre les élites libanaises et les autorités mandataires et une forte contestation. Mais aujourd’hui, les attaches entre la France et le Liban sont multiples. Jacques Chirac a réussi un coup extraordinaire en construisant une amitié avec le Premier ministre Rafic Hariri, qu’on appellerait aujourd’hui une bromance. Cela a créé une relation forte entre la communauté sunnite et la France, tout à fait nouvelle, puisque les sunnites comptaient parmi les opposants au mandat.
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La question des relations avec la communauté chiite dépend d’un autre mécanisme historique. Les chiites étaient traditionnellement marginalisés, plutôt pauvres. Au fil de leur intégration, ils se sont rapprochés des milieux francophones. Les Libanais installés en Afrique de l’Ouest, majoritairement chiites, jouent aussi un rôle important. Ils forment une communauté influente, qui finance notamment le Hezbollah, et leurs enfants sont formés dans les écoles françaises locales avant de terminer leurs études en France. Aujourd’hui, toutes les communautés confessionnelles libanaises ont construit leur relation avec la France. Elle n’est plus le monopole des chrétiens.
Outre les liens personnels entre dirigeants, quelle est l’influence de la diplomatie française au Liban par rapport à celle des autres puissances ?
A partir de 1945, et de la fin du mandat, l’axe majeur de la stratégie française est de sauvegarder le Liban comme lieu d’action et d’interaction avec l’ensemble du monde arabe. Pendant la guerre civile libanaise (1975-1990), Valéry Giscard d’Estaing a un instant envisagé d’envoyer les forces françaises à Beyrouth pour séparer les combattants, mais les chefs d’état-major français lui ont expliqué qu’à moins d’envoyer le contingent, ils n’en avaient pas les moyens. L’affaire s’est terminée là, et la France s’est concentrée sur des actions de médiation. Après la guerre civile, et jusqu’au début des années 2000, la stratégie française reposait sur l’idée que pour protéger le Liban, il fallait avoir de bonnes relations avec Damas. Sous l’influence de Chirac, la politique française s’est ensuite alignée sur celle des Hariri. Paris a commencé à demander le départ des forces syriennes du Liban et les choses se sont tendues. Mais globalement, l’intérêt de la France pour le Liban reste avant tout culturel.
La situation actuelle du Liban risque-t-elle d’augmenter le risque d’ingérence de la part des puissances voisines ?
Le risque d'ingérence est structurel au Liban, depuis l'indépendance et même depuis le XIXe siècle. De manière générale, être ambassadeur au Liban est une expérience exceptionnelle pour un diplomate - pas seulement français, mais aussi américain ou britannique. Habituellement, les ambassadeurs sont des observateurs, ou des négociateurs. Au Liban, ils sont des acteurs politiques en tant que tels. Cela s'est vu récemment par exemple quand l'ambassadrice américaine s'est permis de critiquer sévèrement le Hezbollah en public, ce qui a fait hurler les communautés chiites.
Mais le plus terrible, c’est que le Liban va encore perdre beaucoup de sa substance. Depuis cent cinquante ans, le pays exporte sa population. On estime à dix ou vingt millions les descendants de Libanais à l’extérieur des frontières, quand le territoire compte environ sept millions d’habitants. Le premier réflexe des classes moyennes libanaises dans les moments de crise, c’est de partir. Dans la mesure où ils ont des cousins un peu partout, en Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord ou du Sud, en Australie, leur départ est facilité. Le Liban va encore connaître une saignée considérable de ses élites et de sa classe moyenne.