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Egalité

En Turquie, les femmes font corps pour défendre la convention d’Istanbul

Ankara envisage de se retirer du traité sur la lutte contre les violences faites aux femmes. Les organisations féministes turques sont vent debout contre le projet, nouvelle illustration de la dérive réactionnaire du régime Erdogan.
Lors d'une manifestation pour une meilleure application de la convention d'Istanbul, le 5 août. (YASIN AKGUL/Photo Yasin Akgul. AFP)
publié le 17 août 2020 à 14h30

Merve Yesiltas, 31 ans, brûlée vive par son compagnon. Dilan Karatas, 7 ans, pendue à un arbre par son père. Pinar Gültekin, 27 ans, battue à mort et coulée dans du béton. La liste des féminicides ne cesse de s’allonger en Turquie. Au moins 163 femmes ont été assassinées depuis le début de l’année et l’épidémie de Covid-19 devrait accentuer la tendance annuelle. Pourtant, malgré ce bilan macabre, Ankara songe à se retirer de la convention d’Istanbul visant à l’élimination de toutes les formes de violences à l’égard des femmes.

Ce traité, adopté en 2011 et ratifié par 33 pays et l'Union européenne, entend établir un cadre pour prévenir les violences, protéger les victimes, poursuivre les coupables et promouvoir des politiques s'attaquant aux inégalités de genre. La Turquie avait été le premier pays à le ratifier en 2012. Elle pourrait faire partie des premiers, avec la Pologne, à le dénoncer. «L'absence de convention risque d'exacerber les attaques et isoler un peu plus les femmes dans la société», s'alarme Ilayda Kocoglu, ancienne vice-présidente à Istanbul du Parti républicain du peuple (CHP, parti d'opposition, centre gauche) et militante féministe.

Campagne d’éducation

L'annonce du projet de retrait s'inscrit dans une campagne réactionnaire menée par de petites factions islamo-nationalistes dont dépend de plus en plus le parti du Président, le Parti de la justice et du développement (AKP). «Le gouvernement veut dénoncer la convention parce qu'elle inclut l'égalité des genres, en laquelle il ne croit pas», explique Selin Top, militante féministe. «[Ses membres] ne peuvent pas dire qu'ils sont d'accord avec les violences contre les femmes et les enfants. Alors, ils disent que cette convention érode les valeurs familiales», continue-t-elle. Dans un contexte d'homophobie et transphobie grandissantes, des caciques du pouvoir prétendent que la convention d'Istanbul constitue un outil de «propagande homosexuelle». Ainsi, selon Numan Kurtulmus, vice-président de l'AKP, ce traité est un outil «aux mains des LGBT et d'éléments radicaux».

Les organisations féministes turques, les seuls groupes en Turquie à avoir réussi à maintenir, malgré la répression, une présence dans la rue, sont vent debout contre le projet de retrait. Fin juillet, la Plateforme des femmes pour l'égalité a, ainsi, appelé toutes les femmes à «revendiquer la convention, leurs droits et vies et à dire que la seule autorité habilitée à prendre des décisions sur ce sujet, ce sont les femmes elles-mêmes». A Istanbul et dans d'autres villes, des rassemblements sont organisés quasiment quotidiennement. Sur les réseaux sociaux, le hashtag #istanbulsözleşmesiyaşatır (#appliquezlaconventiondistanbul) est omniprésent.

Alors que ce traité était, jusqu'alors, inconnu du plus grand nombre, l'opposition mène une campagne d'éducation politique en faveur de son application. Des mairies distribuent des fascicules aux couples se mariant, d'autres occupent les panneaux publicitaires pour défendre le texte. «Si le traité et le droit étaient entièrement appliqués, nous ne perdrions pas autant de femmes», souligne l'activiste Selin Top. «L'égalité des genres doit être intériorisée. Des écoles aux domiciles et aux quartiers, des lieux de travail à la justice, il faut un programme pour mettre fin aux violences. La convention d'Istanbul peut être un guide à cet effet», ajoute-t-elle.

La fille d’Erdogan opposée au retrait

Fait rarissime dans une Turquie extrêmement polarisée, des voix soutenant la convention se font entendre jusqu'au cœur de l'AKP. Ainsi Mustafa Sentop, président du Parlement, s'est dit défavorable à une dénonciation du traité, bien qu'il regrette que ce texte impose des «éléments appartenant à la culture occidentale».

La surprise est cependant venue, début août, de la puissante Association femmes et démocratie (KADEM) qui a exprimé son soutien à la convention. Selon elle, ce traité contribue à la lutte contre les violences domestiques et «n'encourage pas l'homosexualité». La vice-présidente de l'association n'est autre que Sümeyye Erdogan Bayraktar, la fille du président turc. Ce dernier a pourtant signalé, vendredi dernier, pencher en faveur d'un retrait, arguant qu'«un accord, une réglementation ou une idéologie qui sape les fondations de la famille n'est pas légitime».

Seul le Parlement, en vacances jusqu'au 1er octobre, pourra statuer sur le sujet. Les organisations féministes comptent utiliser ce délai pour mobiliser. «Le mouvement le plus puissant en Turquie a toujours été le mouvement des femmes. Contre toute cette violence, nous devons nous tenir côte à côte et empêcher quiconque de briser cette solidarité», conclut Ilayda Kocoglu.