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Alaska : incertitudes et réticences autour de nouveaux forages pétroliers

Le gouvernement américain a annoncé lundi vouloir mettre aux enchères des permis d'exploration dans une zone naturelle. Une décision qui intervient dans un contexte de crise dans le secteur pétrolier, et de perte de production dans l'Etat américain.
Une plateforme de forage au sud-ouest de Kodiak, en Alaska, le 3 janvier. (Photo US Coast Guard. Reuters)
publié le 20 août 2020 à 16h27

Forer ou ne pas forer ? La question s'est posée pendant plus de trente ans pour l'Arctic National Wildlife Refuge (ANWR), une zone naturelle protégée située dans le nord-est de l'Alaska. Un bras de fer vigoureux a opposé les républicains – avançant l'argument de la création d'emplois et de la sécurité énergétique américaine – aux démocrates – sensibles à l'impact environnemental de ces nouveaux forages pétroliers. Il aura finalement suffi d'une petite clause, inscrite dans une loi fiscale de 2017 et votée par un Congrès à majorité républicaine, pour mettre un terme au débat.

Trois ans plus tard, les promesses d'élargir les forages de pétrole en Alaska se concrétisent. Le secrétaire américain à l'Intérieur, David Bernhardt, a annoncé lundi que le gouvernement allait mettre aux enchères les droits d'exploration dans la zone côtière 1002 de l'ANWR. Et tant pis pour les caribous et les ours blancs.

Si une minorité autochtone, les Gwich'in, craint les conséquences sur les animaux qu'abrite le territoire, la majorité des habitants de la région semble satisfaite par ce nouveau projet. L'Alaska puise en effet 90% de son budget dans la production de pétrole, et considère cette initiative comme un levier de développement. «La zone 1002 est intéressante d'un point de vue commercial : les ressources en pétrole y sont estimées à 10 milliards de barils», explique Mikaa Mered, professeur de géopolitique à l'Institut libre d'étude de relations internationales (Ileri) et auteur de l'ouvrage les Mondes polaires. Et de poursuivre : «Les coûts de production sont en baisse constante en Alaska, avec un prix de revient [en dessous duquel la production n'est pas rentable] de 32 dollars le baril, pour le champ alaskien le plus rentable actuellement.» 

Silence et crise

Mais l'annonce n'a suscité ni enthousiasme ni même une quelconque réaction du côté de l'industrie pétrolière. En dépit des prévisions optimistes concernant les réserves sous le sol alaskien, «on dispose de peu d'indications récentes sur la zone de l'ANWR, et notamment peu de données sismiques», note Francis Perrin, directeur de recherche sur le pétrole à l'Iris. «Les entreprises se montrent pragmatiques et ne se précipitent pas sur cette annonce : elles attendent de voir comment seront distribués les permis, et surtout qui gagnera l'élection de novembre», précise-t-il, rappelant que Joe Biden a exprimé son désaccord avec ces forages.

A ce climat incertain s'ajoute l'épuisement des gisements en Alaska, qui a poussé le géant Shell à se retirer de la région en 2015. En 2019, BP avait également abandonné ses projets en Alaska, regrettant leur «manque de compétitivité». La question de la rentabilité demeure d'ailleurs en suspens. «Aujourd'hui, la réussite des explorations s'élève à moins de 40%, rappelle Philippe Charlez, analyste en énergie à l'Institut Sapiens. Et la rentabilité de ce projet ne pourra être déterminée qu'après l'installation d'un ou deux puits.»

La décision ne tombe pas au meilleur moment pour le secteur des hydrocarbures aux Etats-Unis, frappé par une crise aiguë depuis avril. La chute brutale de prix de l'or noir a déjà sonné le glas de 18 entreprises de production et d'exploration américaines au deuxième trimestre de 2020, selon un rapport du cabinet Haynes and Boone. Une tendance qui pourrait bien s'accentuer dans les prochains mois, tant la reprise de la demande reste incertaine.

Risque réputationnel

A plus long terme, les géants pétroliers empruntent massivement un «virage vert», et se montrent prudents quant à de nouveaux investissements, susceptibles de nuire à leur image de marque. «Il n'y aura pas de réponse unique de l'industrie pétrolière à cette annonce, mais on observe que [les six plus grandes compagnies pétrolières mondiales] veulent élargir leur portefeuille vers les énergies renouvelables», note Francis Perrin.

Les groupes environnementaux, quant à eux, n'ont pas dit leur dernier mot, et comptent bien s'opposer à la décision du gouvernement par plusieurs biais. «Un des leviers d'action consiste à faire du bruit pour créer du risque réputationnel, explique Mikaa Mered. Il s'agit de mettre la pression sur les entreprises qui vont financer les pétroliers, comme les banques ou les fonds d'investissement. Ces derniers sont traités de collaborateurs au pillage environnemental par les groupes écologistes s'ils participent au projet.» Cette stratégie semble d'ores et déjà porter ses fruits : les banques Morgan Stanley et Goldman Sachs ont annoncé qu'elles ne financeraient pas les projets de forage dans la zone de l'ANWR. Contactées par Libération, elles n'ont toutefois pas souhaité commenter cette décision.

La voie législative est une autre piste explorée par ces groupes pour faire rempart aux forages. Mais ce n'est qu'en cas de majorité démocrate au Sénat et à la Chambre, à l'issue des prochaines élections, que la décision pourra être contestée.