Alexeï Navalny sera soigné en Allemagne. Après avoir traîné et tergiversé pendant de longues heures, les médecins russes ont fini par donner leur aval pour que l’opposant de 44 ans, dans le coma depuis quarante-huit heures, soit transporté à l’hôpital de la Charité de Berlin, à bord d’un avion qui l’attendait sur le tarmac depuis le milieu de la nuit de jeudi à vendredi.
Persécution. Son état est «stable», mais toujours critique. Les médecins de l'hôpital d'Omsk, en Sibérie, après avoir avancé jeudi l'hypothèse de l'empoisonnement, avaient passé la journée de vendredi à la rejeter, suspectant désormais un «problème de métabolisme». La veille il avait été admis d'urgence dans le service de réanimation. Mais depuis, personne dans son entourage n'avait pu le voir, pas même son épouse Ioulia, malmenée par les médecins qui refusaient de lui parler, et des policiers qui lui barraient le passage. «Nous avons des informations très fiables sur le fait qu'ils essayent coûte que coûte d'empêcher l'évacuation d'Alexeï et qu'ils cachent quelque chose», avait-elle dit aux journalistes vendredi à la mi-journée, essoufflée et blême.
Ici, la persécution politique rejoignait la rigidité cruelle du système russe : la législation ne détaille pas le processus de transfert d’un patient par sa famille, laquelle n’a aucun droit de décision en matière de suivi médical. Ce qui laisse une grande latitude aux médecins. Dans la pratique, il est souvent impossible pour quiconque d’accéder à un service de réanimation, même quand il s’agit de la mère d’un nourrisson…
Vendredi les médecins allemands venus emmener Alexeï Navalny avaient d'abord attendu plusieurs heures avant d'être admis auprès de lui. Ils étaient finalement repartis bredouilles, par une porte dérobée, sans même avoir pu communiquer avec les proches de l'opposant. Selon ces derniers, le personnel hospitalier, aux ordres d'hommes en costume installés toute la journée dans le bureau du médecin en chef, cherchait surtout à gagner du temps. «La seule raison de ne pas laisser Navalny accéder à l'avion avec des spécialistes à bord mieux équipés que l'hôpital est le souhait de ne pas lui fournir une assistance médicale de qualité et d'attendre que les traces du poison disparaissent», a écrit sur Twitter Gregory Albourov, du Fonds contre la corruption FBK créé par l'opposant.
Interrogé vendredi matin, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, avait lui aussi exclu la possibilité d'évacuer Navalny hors de Russie, et conseillé à tout le monde de «garder patience». La veille, il avait pourtant promis l'inverse.
Extradition. L'entourage de l'opposant a activé tous les leviers possibles. Ioulia a adressé une lettre à Vladimir Poutine. La Cour européenne des droits de l'homme, saisie par FBK, s'est rapidement engagée à faciliter l'extradition d'Alexeï Navalny.
La chancelière allemande, Angela Merkel, et le président Emmanuel Macron avaient déjà fait part jeudi depuis Bregançon de leur «extrême» inquiétude, réclamant une enquête sur l'empoisonnement et proposant leur assistance. Vendredi, le président du Conseil européen, Charles Michel, s'est entretenu avec Vladimir Poutine, qui lui aurait confirmé que Navalny était «malade».
«Comme prévu, la pression sur Poutine de la part de Merkel et Macron a directement impacté la situation, a écrit sur Twitter la journaliste d'investigation Evguenia Albats. Navalny va être transporté en Allemagne pour être soigné. Mais vraisemblablement, toute trace d'empoisonnement a disparu à l'heure qu'il est ; les tchékistes ont rempli leur mission mais n'autorisent pas le secret d'Etat à sortir.»
Pour les partisans et l'entourage d'Alexeï Navalny, l'avocat blogueur devenu le détracteur le plus médiatique du pouvoir russe, il s'agit d'une tentative d'assassinat politique, sans aucun doute. Depuis des années, le FBK met en lumière la voracité insatiable des élites dirigeantes, les propriétés luxueuses et les yachts inscrits au nom de leurs épouses, belles-mères et rejetons, tandis que leurs déclarations de revenus font état de modestes salaires de fonctionnaires. Son idée de «vote intelligent», qui consiste à faire perdre les élections locales aux candidats du pouvoir, commence à porter ses fruits. Si Navalny a de plus en plus de «followers», il a aussi un grand nombre d'ennemis, et parmi les puissants.
Poutine était-il au courant de cette opération ? A-t-il pu donner l’ordre ? Pour le chroniqueur politique de Republic Oleg Kachine, en laissant ces crimes politiques advenir avec une alarmante régularité, sans jamais retrouver ni punir les commanditaires, le président russe cautionne le système. «Les crimes de membres de la haute nomenklatura ne se ressemblent pas ni par la manière d’exécution, ni par le niveau de scandale, ni par le gabarit de la victime, mais se terminent de la même façon : en laissant les criminels impunis, Poutine prend lui-même la responsabilité».