«Essayez d’imaginer, rien qu’une minute, qu’il n’y ait pas Loukachenko !» La phrase, qui résume bien l’état d’esprit des Biélorusses depuis plusieurs semaines, a été prononcée par Loukachenko lui-même, samedi à Grodno, dans l’ouest du pays. C’est le rêve de l’opposition, mais le pire cauchemar des milliers de personnes venues l’écouter lors d’une petite visite impromptue et autoritaire dans cette ville toute proche de la frontière européenne, où soufflait un vent de rébellion qui menaçait d’entraîner les autorités locales.
Cuir tressé
Il fait une chaleur écrasante, la place Lénine est bouclée, les participants ne sont pas triés sur le volet. Messieurs en tenue du dimanche, souliers en cuir tressé, et dames élégantes en robes colorées aux cheveux laqués, tiennent sagement leurs drapeaux ou des ballons verts et rouges, dans un ennui relatif. Sur la scène se succèdent une vétéran de 97 ans, un garde-frontière, une femme médecin venus agiter la menace d’une guerre dans leur beau pays fleuri et prospère.
Loukachenko n'est pas venu à Grodno les mains vides : il apporte des promesses d'intervention armée et un tout nouveau gouverneur pour la région, Vladimir Karanik, ministre de la Santé tellement loyal que même les délires présidentiels sur le coronavirus ne l'ont pas fait ciller. Avant de s'adresser à son peuple, le Président contesté a inspecté les unités militaires, et conclu : «Notre armée est prête» pour, dans son esprit, affronter les menaces qui viennent de l'Ouest, pas de l'Est. Pour lui, les Biélorusses doivent s'unir et protéger la nation sœur, car c'est la Russie que l'Otan aimerait atteindre à travers eux, en envahissant le territoire avec ses troupes.
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La Pologne, dont le gouvernement soutient activement l'opposante Svetlana Tikhanovskaïa, en prend pour son grade, et est accusée de vouloir mettre la main sur les usines biélorusses. Macron et Merkel sont mentionnés, au milieu des mots «agitateurs», «manipulateurs» et «provocateurs». Alexandre Loukachenko souffle le chaud et le froid, menace puis rassure. Le dirigeant, qui a semblé un temps ébranlé par la mobilisation sans précédent après sa réélection, le 9 août, a clairement repris du poil de la bête.
Chantage
Message reçu, l'opposition rase les murs, les grévistes de l'usine d'Etat Azot hésitent et reportent finalement toute prise de décision - mieux vaut attendre que le Président quitte la ville. Car la visite de Loukachenko signe la reprise en main de Grodno, et achève de terroriser les ouvriers, après une semaine déjà difficile pour les grévistes. Tania (le prénom a été modifié), employée depuis plus de dix ans à Grodnopromstroy, une grande entreprise de construction, raconte : «Au début, les 3 700 salariés voulaient débrayer, nous étions révoltés par les violences subies par nos collègues. Nous ne sommes plus qu'une cinquantaine. Nos chefs nous ont menacés, ils font constamment pression sur nous, nous disent qu'on ne va pas perdre seulement nos emplois, mais aussi nos logements, que l'on doit penser à nos enfants, à nos prêts bancaires, qu'ils peuvent tout nous prendre.» S'y ajoute un chantage affectif - «à cause de vous, on ne pourra pas construire le centre contre le cancer et des gens vont mourir !» - et les insultes des collègues qui ont retourné leur veste.
Le Président profite de cette apparition publique pour remettre une couche de propagande : il évoque le cas, très commenté en Biélorussie, d’une jeune fille qui a rapporté avoir été battue par la police. Non, ce ne sont pas des Omon (police antiémeute) qui l’ont amochée, mais un accident de voiture. Applaudissements nourris, et une version de l’histoire qui apaise le peuple - la vague de violences subie par les manifestants avait choqué même les supporteurs de Loukachenko, ébranlés par les récits des horreurs subies dans les commissariats et à la prison d’Akrestina, à Minsk.
A des années-lumière de la place Lénine, dans la vraie vie, les médias indépendants annoncent que le corps d’un manifestant disparu, Mikita Kraucou, vient d’être retrouvé dans la capitale, couvert de traces de coups. Mais le régime entend reprendre la main sur l’information : les principaux sites des médias indépendants ont été bloqués, et le Kremlin appelé à l’aide pour maîtriser la narration de la crise. Journalistes et spin doctors russes ont remplacé leurs collègues biélorusses à la télévision d’Etat. Avant d’envisager une intervention militaire, Moscou se lance dans une guerre médiatique.