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Libération
Chronique «Les mots secouent»

«Мавзолей» – mausolée, le dérangeant tombeau de Lénine sur la place Rouge

En Russie, les mots secouentdossier
Petit glossaire de la réalité russe à travers des mots qui n’ont pas toujours une traduction exacte, ni même d’équivalent, dans la réalité française.
Lors d'une cérémonie du Parti communiste russe à l'occasion du 96e anniversaire de la mort de Lénine, à Moscou le 21 janvier. (Photo Dimitar Dilkoff. AFP)
publié le 16 septembre 2020 à 12h12

«Мавзолей» – «Mausolée», édifice en granit rouge et noir, conçu par l'architecte Alexeï Chtchoussev, qui abrite depuis près d'un siècle la dépouille momifiée du chef de la révolution bolchévique, Vladimir Lénine. «Que faire du mausolée et du corps de Lénine ?» – question qui se pose régulièrement en Russie depuis la chute de l'URSS.

En vain, Boris Eltsine avait tenté, en même temps qu’il interdisait le Parti communiste et déboulonnait les idoles de cuivre, de fermer la nécropole pour mettre fin au culte du premier des bourreaux du peuple. Avec une régularité pendulaire, les différentes Doumas, depuis vingt ans, proposent de créer des commissions pour réfléchir à la manière d’évacuer Lénine du mausolée afin de lui donner une véritable sépulture. En vain.

La dernière initiative publique en date est celle de l'Union des architectes, qui propose en ce moment un concours pour fantasmer sur la réhabilitation du monument. «Il faut résoudre le problème d'un nouvel usage du chef-d'œuvre de Chtchoussev de manière préventive, afin que la mise en terre du chef soit concomitante avec une renaissance du mausolée à une nouvelle "vie éternelle"», dit le règlement. «Le fait que le guide de la révolution socialiste d'octobre Vladimir Lénine se trouve encore dans le mausolée sur la place Rouge à Moscou, dans le cœur du pays qui a reconnu ses erreurs historiques du passé, est en contradiction avec les représentations actuelles de la fixation de la "mémoire éternelle" et enfreint la tradition orthodoxe russe, ainsi que la volonté du guide lui-même», peut-on encore lire dans le texte, qui nie par ailleurs toute motivation politique.

«Atteinte fondamentale à la Constitution»

Le mausolée sur la place Rouge est un des lieux hautement problématiques et clivants de la mémoire d'un pays qui n'a toujours pas réussi à s'entendre collectivement sur l'appréciation à donner à son terrible XXe siècle et aux faits de ses protagonistes. Pour les uns, le mausolée est un lieu anachronique abritant le cadavre putride du premier des terroristes qui a déclenché un génocide contre son propre peuple et ne mérite qu'opprobre et oubli. Après avoir transformé le mausolée en «musée du mausolée» pour en présenter toute la sordide histoire, on pourrait faire «traîner la dépouille au bout d'une corde par un cheval à travers les rues et les places de Moscou, l'incinérer et éparpiller les cendres avec un canon militaire au-dessus d'un marécage lointain de Sibérie», propose un célèbre écrivain, Denis Dragunsky.

Pour les autres, il s'agit d'un site sacré où repose la relique incorruptible du «fondateur de l'Etat soviétique, l'inspirateur d'idées qui ont permis à l'empire éclaté de se rassembler sous une forme nouvelle. Il est l'auteur d'une nouvelle politique économique et d'une modernisation qui a permis la création du meilleur Etat du monde», rétorque l'inoxydable chef du Parti communiste russe Guennadi Ziouganov, qui voit dans toute tentative d'y toucher «une atteinte fondamentale à la Constitution», dans laquelle est inscrite désormais «une loi sur la continuité et la pérennité de l'histoire avec notre grande époque soviétique». Les organisateurs du concours doivent être poursuivis en justice, conclut-il.

Entre les deux, des avis plus modérés : ensevelir le corps pour qu’il repose en paix et ouvrir un musée de la Révolution dans le mausolée ; ou conserver le lieu tel quel, en le désacralisant - supprimer la garde d’honneur, rendre l’entrée payante et vendre à la sortie cartes postales et porte-clés, comme sur un site touristique ordinaire.

Vladimir Poutine, qui ne cache pas sa nostalgie pour le passé soviétique, reste prudent : «Le problème, ce n'est pas le corps, il ne faut pas le toucher tant qu'il reste beaucoup de gens qui y lient leur destinée, et les acquis de la période soviétique». En attendant, selon les sondages, au sein de la population, les partisans d'«enterrer» Lénine sont exactement autant que ceux de le «laisser où il est».