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CHRONIQUE «TERRES PROMISES»

«Mais c’est comment Gaza en vrai ?»

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Chaque mardi, instantanés d’Israël et de Palestine, à la découverte des bulles géographiques et mentales d’un territoire aussi petit que disputé. Aujourd’hui, choses vues à Gaza, du temps où l’enclave sous blocus n’était pas «confinée au carré».
Oui, on peut faire du cheval à Gaza. Deir al Balah, le 2 septembre 2020. (ashraf amra/Photo Ashraf Amra. Anadolu Agency. AFP)
publié le 29 septembre 2020 à 9h31

Un jour, on a vu un type sortir de Gaza avec une bombe. Au sens, «casque d’équitation», plutôt que celui généralement associé au territoire sous blocus depuis treize ans. Quand on quitte la bande de Gaza, qu’on soit journaliste, humanitaire ou l’un des rares marchands ou malades palestiniens autorisés à entrer en Israël, il faut passer par le poste-frontière d’Erez, sas israélien aux airs d’aéroport vide, où absolument tous les effets personnels des uns et des autres s’étalent dans de grands bacs avant inspection. C’est ainsi qu’on s’est trouvé face à cette bombe.

Les Israéliens étant minutieux (euphémisme), on discute. «Mais, on peut faire du cheval à Gaza ?» Le propriétaire de la toque, un humanitaire qui fait régulièrement l'aller-retour, répond : «La femme d'Arafat adorait ça, l'équitation. Il reste quelques clubs…» Quelques mois plus tard, lors d'un autre reportage, on se retrouvera, un soir, autour d'une chicha à regarder un concours de saut d'obstacles.

C'est le genre de détail surréaliste auquel il nous arrive de penser quand on nous demande, inévitablement, «c'est comment Gaza, en vrai ?» En Israël, la question est presque toujours suivie de «c'est comme dans Fauda , la série d'espionnage servant désormais de référentiel fantasmé pour toute chose palestinienne.

Selon qui demande, deux types de réponses sont attendues. Soit raconter la promiscuité indigente des camps, les gamins pieds nus, les ruelles sans électricité, les murs griffés par les guerres, les posters des martyrs, les remorques tirées par des ânes aux yeux globuleux, les hommes en cagoule, kalach en bandoulière et bandeau vert sur le front. En gros, une vision misérabiliste, et, souvent, hélas assez conforme. A ce sujet, le corridor grillagé sur un kilomètre qui sert d'entrée à Gaza dit tout.

Chocolaterie

L'autre attente, c'est qu'on lève enfin le voile sur le «luxe» dans lequel vivraient les dirigeants du Hamas, leurs villas et leurs piscines, comme le veut la hasbara, la propagande israélienne. Qu'on dise que la population n'est pas si à plaindre puisqu'il y a des supermarchés à Gaza. Un compte Twitter pro-israélien est même dédié entièrement à ça, présentant l'ouverture d'une chocolaterie comme la preuve absolue de la duplicité palestinienne.

Soyons honnête : là-bas on dort dans un immeuble à moitié vide au centre de Gaza-ville que possède une sorte de notable local, et qui préfère loger des ajnabi, ces étrangers qui sont la meilleure assurance anti-bombardement. Il y a bien une piscine. Mais, en trois ans, on ne l'a jamais vu remplie. Quant aux hôtels de luxe, il en reste trois ou quatre, désertiques, sauf quand ça défouraille et qu'ils se remplissent de journalistes avec gilets à poches. Le reste du temps, l'ambiance y est plus Shining que Riviera.

Sans trahir Gaza et ses plaies multiples et béantes, on a aussi envie de parler de ses jeunes geeks qui montent des micro-espaces de coworking à la californienne, de ses facs pleines de gens brillants où l'on tente d'étudier en rêvant de s'échapper par la grâce d'un doctorat à l'étranger. Et même de ses entrepreneurs à la débrouillardise affolante, qui font livrer du poulet KFC de Ramallah à Gaza via Instagram

Couvre-feu

De toute façon, en pleine pandémie mondiale, il est impossible d'y remettre un pied. Gaza est confiné au carré, fermé de l'intérieur comme de l'extérieur, et n'a pas vu un journaliste étranger depuis des mois. Le Hamas est sans doute même le seul «gouvernement» au monde à imposer une quarantaine de trois semaines aux très rares entrants. Comme partout, la vie a changé, nous raconte un de nos contacts sur place. Les mosquées sont fermées, les plages désertes. On ne peut plus installer de tente de deuil devant chez soi. On ne fête plus les mariages.

Le soir, dès 20 heures, un couvre-feu est imposé et il est désormais interdit de profiter d’un peu de fraîcheur à la nuit tombée en dépliant une chaise en bas de son immeuble. Les quartiers les plus pauvres qui sont, comme ailleurs, souvent les plus contaminés ou ceux montrés du doigt, ont été bouclés. «Le coronavirus, c’est l’occasion parfaite pour serrer la vis. Finalement, c’est un peu partout pareil, non?», lance notre ami gazaoui, de ce rire toujours un peu jaune.