Jalil (1), la trentaine, peine à faire un peu de place dans son atelier-chambre du centre d'Istanbul. «Des esquisses et un projet de scénario pour une télé», marmonne-t-il en dégageant une pile de croquis. L'espace libéré, une cigarette roulée et le thé réchauffé, ce graphiste va droit au but. «J'ai été torturé en Syrie pour avoir pris part à des manifestations en 2011. Deux ans de prison», raconte-t-il. Immédiatement après avoir été libéré son père lui a donné de l'argent, a arrangé quelques contacts et Jalil a débarqué à Istanbul. «Le choix était évident. Ici, on est en sécurité et c'est pas à l'autre bout du monde, explique-t-il. J'ai trouvé ici une énergie qui n'existait pas à Damas et qui n'existe nulle part dans la région.»
Parmi les 16 millions d’habitants de la capitale turque, 2 millions seraient arabes, auxquels s’ajoutent des Iraniens, Afghans, Ouïghours, Ouzbeks, etc. En Europe, le «modèle turc», d'abord vanté comme une alliance entre néolibéralisme économique, parlementarisme et conservatisme, est désormais synonyme d'autoritarisme. Au Moyen-Orient, au contraire, Istanbul a remplacé Le Caire et Beyrouth de par son influence culturelle. Touristes, commerçants mais aussi exilés politiques se pressent désormais sur les rives du Bosphore.
«Ce n’est pas Berlin, mais ce n’est pas le califat non plus»
Et contrairement à la rumeur, tous ces exilés ne sont pas des Frères musulmans. «Faire d'Istanbul uniquement la capitale des Frères musulmans est lié à comment les dictatures des pays d'origines traitent le sujet. Chaque opposant politique y est qualifié de Frère musulman. Comme le gouvernement d'Erdogan est en opposition à ces régimes, ça renforce cette image», souligne Nouran Gad, doctorante spécialiste du sujet à l'Institut français d'études anatoliennes d'Istanbul. Certes, le président Recep Tayyip Erdogan, lui-même venu d'une famille politique proche du mouvement frériste, les a accueillis à bras ouverts, notamment après le coup d'Etat du maréchal Al-Sissi en Egypte en 2013. Mais on trouve également à Istanbul quantité d'autres mouvances politiques, y compris de gauche et laïques.
«Istanbul, ce n'est pas Berlin, mais ce n'est pas le califat non plus. On peut faire à peu près ce qu'on veut ici», explique Jalil. «Je suis communiste, je bois de l'alcool, je suis athée et ça va», s'amuse-t-il. Plusieurs organisations LGBT arabes se sont également installées dans la métropole turque. Une politique de visa flexible, un nœud de transports et une atmosphère relativement libérale pour la région font de la ville un port d'attache sûr pour beaucoup. «C'est un refuge parce qu'il n'y en a pas d'autre», résume Nouran Gad.
Abu Ahmed (1) est arrivé d'Egypte en 2016. Analyste et journaliste indépendant, il navigue entre les différents milieux politiques. «En cas de révolution, les partis et les figures politiques retourneront au pays, en attendant ils ne sont ni très actifs ni militants», explique-t-il. Face à la répression brutale en Egypte ou en Arabie Saoudite, ces exilés n'ont guère d'influence. Par ailleurs, s'engager même à l'étranger comporte une part de risque. «Le gouvernement peut toujours s'en prendre à ta famille», rappelle le journaliste. En attendant, les diasporas réseautent, écrivent et réfléchissent à l'après au sein des nombreux think tanks qui ont ouvert dans la ville.
«Un confort fragile»
Il ne faut donc pas voir Istanbul comme une nouvelle Alger la Rouge. «La plupart des nouveaux arrivants se reconvertissent, écrivent, reprennent des études ou font du journalisme», explique Nouran Gad. «Cela reste politique mais ils ne se définissent pas comme faisant de la politique», ajoute-t-elle. L'association des médias arabes et turques compte ainsi 2 300 journalistes. Des dizaines de chaînes de télévisions et de radios émettent depuis Istanbul.
C'est un paradoxe vu l'état de la liberté de la presse en Turquie. Le pays est 154e au classement de la liberté de la presse de Reporters sans frontières en 2020. «Le confort dont jouissent les journalistes arabes en Turquie est fragile. La situation peut changer rapidement», explique Erol Onderoglu, président de RSF en Turquie. «Il y a une liberté de ton mais il peut être dangereux de traiter de façon critiques les questions d'actualité internationale où la Turquie est présente», ajoute-t-il. Récemment, plusieurs rapports ont fait état de pressions à l'encontre de journalistes et activistes syriens se montrant critiques à l'égard des actions turques dans le nord de la Syrie.
A cela s'ajoute aussi une épine dans la chaussure de nombreux dissidents : le renouvellement des passeports, nécessaire pour obtenir un permis de résidence. Entrer dans le consulat de son pays lorsqu'on l'a fui pour des raisons politiques n'a rien d'évident. Le 2 octobre 2018, l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d'Istanbul alors qu'il venait chercher des documents a choqué toute la planète. «Beaucoup d'exilés ont redécouvert que les services secrets des pays d'origines peuvent les traquer jusqu'à Istanbul», explique Erol Oderoglu. Et l'impunité dont jouissent les responsables et le manque d'entrain de la communauté internationale à empêcher que cela se reproduise n'augure rien de bon pour l'avenir.
(1) Les prénoms ont été modifiés.