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Coulisses de Bruxelles

Le nouveau Parquet européen parlera English only

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L'institution a décidé d'utiliser l'anglais comme langue de travail alors qu'aucun des 22 Etats membres y participant n'est anglophone.
La procureure générale du Parquet européen, Laura Codruta Kovesi, le 9 juillet 2018 à Bucarest. (ADRIAN CATU/Photo Adrian Catu. AFP)
par Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles (UE)
publié le 5 octobre 2020 à 6h33

C'est une décision étonnante pour la première institution communautaire créée après le Brexit : le Parquet européen, qui va entrer en fonction en novembre, vient de décider de travailler uniquement en anglais. Ou plutôt en globish, cette version abâtardie de l'anglais, d'autant plus que le seul pays anglophone de l'Union, l'Irlande, ne participe pas à cette «coopération renforcée» entre 22 Etats membres (le Danemark, la Pologne, la Hongrie et la Suède restent aussi en dehors, ce dernier pays venant d'annoncer qu'elle allait y participer). «C'est vraiment un coup dur, d'autant que la procureure européenne, l'ancienne procureure générale de Roumanie Laura Codruta Kövesi, a été nommée en octobre 2019 avec l'appui de la France (1)», commente amer un diplomate français.

«Lunaire»

Cette décision a été votée par une très large majorité du collège des 22 procureurs européens, un par Etat participant, qui assistent la procureure en chef. «A vrai dire, il était clair, sauf dans l'esprit des Français, qu'il fallait une langue unique pour travailler efficacement, explique un eurocrate. Et l'anglais est toujours l'une des langues de l'Union selon le règlement 1-58.» «Cela paraît lunaire alors qu'il n'y a aucun parquetier qui soit un "native english speaker", mais il faut comprendre que ce sont des gens de terrain et non des diplomates. Il est donc rare qu'ils parlent autre chose comme langue étrangère que l'anglais», souligne un diplomate européen.

Déjà, la Commission, dans son projet de règlement sur le parquet européen (qui a été adopté le 12 octobre 2017), a tenté d'imposer l'anglais comme langue de travail : mais la France a réussi à faire supprimer cette précision en invoquant l'indépendance du parquet européen en matière de régime linguistique. «Ça se retourne contre le français, et on n'a aucun moyen d'attaquer cette décision devant la Cour de justice», regrette un diplomate français.

Langue de travail

Mais attention : il s’agit seulement de la langue de travail interne à l’institution. Dans les rapports entretenus avec la Cour de justice de l’Union, dont la langue de travail est le français, la langue de Molière retrouve toute sa place au côté de l’anglais. De même, entre le Parquet européen et les «procureurs européens délégués» siégeant dans les 22 Etats participants (et désignés par eux) qui sont ceux qui mèneront sur le terrain les enquêtes ouvertes par Luxembourg – siège du Parquet européen – et procéderont aux poursuites pénales, les rapports se feront dans la langue nationale. Les pièces de procédure devront être traduites, ce qui est bien la moindre des choses.

Reste qu’une langue n’est pas seulement un instrument de communication. Elle véhicule des concepts juridiques que l’on ne retrouve pas dans l’ensemble des droits nationaux : c’est particulièrement vrai de l’anglais, les droits continentaux étant très différents du droit anglo-saxon. Or, avec le Parquet européen, on entre dans le domaine pénal qui affecte les libertés individuelles, même si ses compétences sont pour l’instant limitées à quelques infractions spécifiques liées à la lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l’Union.

Mais la volonté de la Commission et du Parlement européen est d’étendre à terme ses compétences à l’ensemble de la criminalité transfrontalière : va-t-on décalquer le droit britannique pour obtenir la précision nécessaire dès lors que tout se fera en anglais ? L’influence britannique par-delà le Brexit, un délice pour les Brexiters.

(1) Pour un mandat de sept ans non renouvelable.