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Russie

Sanctions contre des proches du Kremlin : une liste et beaucoup de questions

L'Union européenne a publié jeudi une liste ciblant des hauts fonctionnaires et des proches de Vladimir Poutine notamment dans le cadre de l'empoisonnement d'Alexeï Navalny. Parmi eux, des visages connus mais aussi des membres de l'administration présidentielle plus «libéraux».
Le directeur du FSB, Alexandre Bortnikov, est jugé responsable d’avoir autorisé ou laissé se produire l’empoisonnement d'Alexeï Navalny. (Photo Alexeï Druzhinin. AFP)
publié le 16 octobre 2020 à 19h14

Finalement, Alexeï Navalny n'a pas participé à l'élaboration de la liste, dévoilée jeudi, de personnalités russes placées sous sanction pour son empoisonnement. Contrairement à ce qu'avait suggéré le Parlement européen, ce ne sont pas les personnes que l'opposant désignerait qui sont ciblées, mais des hauts fonctionnaires et proches de Vladimir Poutine, désignés par les Européens eux-mêmes. Peu importe : dans les médias d'Etat russes, elle s'appelle déjà la «liste Navalny». Une référence à la «liste Magnitski», honnie par les pro-Kremlin, symbole pour eux d'une ingérence arbitraire occidentale et de préjugés «russophobes».

«Personnalités irréprochables»

Dès l'annonce de la mise en place de ces sanctions, les porte-flingues habituels du pouvoir russe ont dégainé : promesse de «mesures symétriques» de la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, alors que Leonid Sloutski, président du comité des affaires étrangères du Parlement russe, criait a des «sanctions anti-Russes», visant des «personnalités irréprochables» sous des «prétextes inventés».

Au-delà de ces réactions attendues, le fait est que la composition de la liste a étonné dans les milieux des experts en kremlinologie. On y trouve des visages connus : le directeur du FSB, Alexandre Bortnikov, et les deux vice-ministres de la Défense, Alexeï Krivoroutchko et Pavel Popov. Bortnikov, déjà sous sanctions depuis 2014, est jugé coupable d'avoir autorisé ou laissé se produire l'empoisonnement. Les deux autres, de n'avoir pas fait détruire les stocks d'armes chimiques hérités de l'URSS, dont le Novitchok.

Compréhensible aussi, la présence de Sergueï Menyaïlo, représentant de Vladimir Poutine pour la région Sibérie, dans laquelle Navalny a été empoisonné, lui aussi déjà sous sanctions à cause de son précédent mandat de gouverneur de Sébastopol, en Crimée. Et celle d'Evgueni Prigojine, oligarque très proche du président russe, ennemi juré d'Alexeï Navalny et l'un des principaux suspects de l'empoisonnement aux yeux des partisans de l'opposant. A noter que celui que l'on surnomme aussi «le cuisinier du Krmelin» ne fait pas formellement partie de la «liste Navalny» : il est visé par des sanctions personnelles pour l'implication en Libye de ses sociétés militaires privées (les fameux «Wagner»). Mais la concomitance des deux annonces ne laisse aucun doute sur la volonté politique de les associer.

«Gestion» de l’opposition

La présence de Sergueï Kirienko et de son adjoint Andreï Yarine est plus étonnante. Membres haut placés de l'administration présidentielle, ces derniers sont des «libéraux» affichés, parmi les chefs de file de ce clan généralement considéré comme plus ouvert et pro-occidental que les siloviki (représentants de services de sécurité et forces de l'ordre). Justification officielle de leur présence aux côtés de ces derniers dans la liste : Kirienko et Yarine sont chargés, au sein de l'administration présidentielle, de la «gestion» de l'opposition, et l'empoisonnement d'Alexeï Navalny n'aurait pas pu avoir lieu sans leur accord.

Cette explication laisse perplexes les analystes. Identifiés comme des partisans de l'utilisation d'outils médiatiques et politiques plus que de la violence, les deux hommes sont surtout des civils et n'ont pas accès à ce genre d'instruments. Pourquoi ces deux-là ? Et pourquoi pas d'autres ? Sanctionner Alexandre Bortnikov revient à désigner le FSB comme responsable de l'empoisonnement : quid de la possible culpabilité d'autres services de renseignements, comme le SVR ou le GRU ? «Cette liste mélange trois questions, écrit par exemple la politologue Tatiana Stanovaya, du think tank R.Politik. La première est de savoir qui a commandité l'empoisonnement. La seconde de savoir qui persécute Navalny depuis des années et a transformé son statut d'opposant en cible peinte sur son dos. Le troisième point est la responsabilité pour l'usage d'armes chimiques. L'incapacité à séparer ces trois questions pose des problèmes d'efficacité des sanctions européennes. Soit l'UE en sait plus long, soit cette liste est le résultat d'une analyse superficielle.»

Interprétation

Alexander Baunov, du centre Carnegie, avance une explication : «Les dirigeants européens pourraient vouloir faire comprendre qu'ils refusent de faire des distinctions entre les libéraux et les siloviki au sein de l'élite russe, si le résultat de leur confrontation est de toute façon une action agressive. A plus forte raison si cette action n'a non seulement pas provoqué de débat entre faucons et technocrates, mais que la machine de propagande tourne à plein pour la couvrir. Si c'est un signal, il est simple : avoir des convictions libérales, des intentions réformatrices et être opposé à l'affrontement avec les Occidentaux ne suffit pas. Il faut que ces idées et ces intentions se traduisent dans le comportement de l'Etat russe.»

Alors, les services secrets européens savent-ils quelque chose ayant motivé le contenu déconcertant de cette nouvelle liste de sanctions ? Ou bien cette dernière n'est-elle que le résultat d'une incompréhension des mécanismes réels du pouvoir à Moscou ? Ou encore, au contraire, s'agit-il d'un message magistralement dosé, appuyé sur un entendement particulièrement fin des équilibres et enjeux du pouvoir à Moscou, pour pousser les «libéraux» des cercles du pouvoir à agir plus ouvertement sur les actions du Kremlin ? Cela relève de l'interprétation.

Ce qui est certain, en revanche, c’est que le retour au pays d’Alexeï Navalny, qui s’annonçait déjà comme très tendu, vient d’être rendu encore plus compliqué. La tolérance du Kremlin pour les opposants jugés responsables de sanctions visant la Russie est notoirement faible : Vladimir Kara-Murza, en exil aux Etats-Unis et qui collaborait avec le Congrès pour l’aider à cibler les proches de Vladimir Poutine, a été empoisonné à deux reprises. Boris Nemtsov, qui travaillait sur un rapport dénonçant l’implication de Poutine et de ses proches dans l’éclatement de la guerre en Ukraine, a été assassiné. En rentrant en Russie, Navalny prendrait un risque physique considérable.