Dans le paysage martien des collines du sud d'Hébron (Cisjordanie), la procession de 4x4 blindés, petits drapeaux au vent, hoquette sur les lacets caillouteux, nimbée d'un nuage blanc de poussière. Dans la trentaine de SUV rutilants, des consuls et autres chefs de missions principalement européens, des journalistes étrangers et le who's who des défenseurs des droits de l'homme dans les territoires occupés.
En ce lundi matin, la cavalcade diplomatique sillonne cette étendue désertique, appelée Masafer Yatta en arabe, où sont disséminés une douzaine de petits villages de bergers palestiniens, vivant dans des cahutes rudimentaires ou de petites grottes. Mais pour l'armée israélienne, ces milliers d'hectares ont un autre nom : «Champ de tir 918».
Du nord au sud de la Cisjordanie, Tsahal a désigné des milliers d'hectares sous cette appellation, où elle organise des manœuvres et prépare les guerres à venir. La veille, Israël tenait ici un entraînement avec hélicoptères, dans ces contrées où le vrombissement des chasseurs F16 venus du Negev ne fait plus lever les têtes. Mais pour les observateurs du conflit, c'est aussi un prétexte légal pour déclarer des pans entiers de territoires inhabitables, «zone tampons» à vider de leurs habitants plus ou moins nomades. Pour ce qui est de Masafer Yatta, l'alors ministre de la Défense, Ariel Sharon, l'avait admis lui-même dès les années 80 : il s'agissait avant tout d'éviter que les «bergers arabes ne se répandent».
«Compromis»
En 1999, l'armée décide l'expulsion des quelque 700 habitants de son «champ de tir». De recours en appels, de surcis en reports, l'affaire traîne. Les villageois tiennent bon. Plus de deux décennies plus tard, la Cour suprême doit trancher définitivement d'ici l'été prochain. Les juges auraient déjà présenté un «compromis» à la Salomon aux bergers et leurs familles, désormais plus d'un millier : vivez là les quelques mois de l'année où l'armée ne canarde pas. Le reste du temps, débrouillez-vous.
La caravane s'arrête au village de Khirbet Al-Majaz et sa petite école de préfabriqués financés par l'Union européenne. Les diplomates avec leurs masques bleus étoilés et leurs souliers se mêlent aux activistes en sandales. Les fellahi («paysans» sédentaires), joues râpeuses et roulées aux becs, regardent sans broncher l'attroupement de l'arrière de leurs pick-up japonais datant de Mathusalem. Les écoliers en uniforme papillonnent avant d'entrer dans une jeep faisant office de bus scolaire. Les collines alentour sont comme saupoudrées de mobile-homes : les avant-postes des colons israéliens.
«Empêcher ces expulsions, c'est déjà le combat d'une génération», tonne Hagaï El-Ad, le directeur B'Tselem, devant l'assemblée. Il parle du «cynisme» israélien, du «champ de tir» comme d'une tactique pour «déplacer les populations», techniquement un crime de guerre. Devant la vingtaine d'officiels, il prend date, donnant à la visite un air de veillée d'armes avant un énième bras de fer diplomatico-humanitaire : «On a emmené vos prédécesseurs ici et ailleurs : à chaque zone, son "excuse" légale...» Il y a deux ans, leur mobilisation avait stoppé la démolition du village bédouin de Khan al-Ahmar, à la sortie de Jérusalem. «Cet endroit, c'est votre Khan el-Ahmar !», ajoute-t-il, avant de s'en prendre aux accords de paix israélo-arabes, ratifiés ces jours-ci. «La paix dont parle Nétanyahou, c'est voler en classe affaires jusqu'à Dubaï tout en prétendant que ces gens que vous voyez autour de vous n'existent pas».
Bulldozers
Les édiles locaux vantent l'importance des Européens. Sans eux, pas de panneaux solaires, pas d'eau, pas d'abris. Ils se lamentent des confiscations hebdomadaires : citernes, tuyaux, véhicules. Pour les diplos, c'est le conflit dans son aspect le plus micro, le plus quotidien. Et pour l'UE, qu'on dit ici si molle, si impuissante, cette salle de classe, ces toilettes, ce sont de petites batailles qui peuvent encore se gagner. Avec sa tête d'aristo buriné, Sven Kühn Von Burgsdorff, le chef de la délégation européenne, assume : «Tout ça devrait être fait par Israël, en tant que puissance occupante. C'est leur responsabilité. Mais puisqu'ils ne la prennent pas…» Dans un coin, le consul français se fait plus discret.
Les habitants regardent à distance cette foule en bras de chemise et masques chirurgicaux. Certains se laissent prendre en photo fièrement, d'autres cachent leur visage. On montre les grottes où s'empilent les matelas, le four traditionnel où l'on cuit le pain de la même façon qu'il y a un millénaire. Rusticité et dénuement les plus absolus.
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Les voitures repartent. A Fahiz, autre minuscule village du «champ de tir», des bulldozers de l'armée sont venus la veille à l'aube détruire un gourbi de briques et une grange. «Nos pigeons sont morts», soupire un habitant. Le propriétaire de la petite maison s'y attendait. Akram Abou Sabha avait reçu l'ordre de démolition cet été. Une journaliste allemande fait la moue : «Mais vous n'aviez pas demandé de permis de construire, n'est-ce pas?». Keffieh sur la tête, ventre en avant, le quinquagénaire hausse les épaules : «A quoi bon? Ils n'en donnent jamais. Ma famille vivait ici avant que leur pays n'existe. Ce sont eux les "illégaux", pas moi.» L'Etat hébreu lui a facturé la démolition 10 000 dollars, assure-t-il. Il ne paiera pas. Tant d'efforts, tant de paperasse pour raser un pigeonnier, on peine à comprendre. Abou Sabha donne son explication : «Si t'es un [colon] juif, on te bitume une route, on t'installe l'eau. Si t'es Palestinien, voilà.» Les gravats parlent d'eux-mêmes. L'école des filles, à l'entrée du village, est elle aussi menacée. «Mais notre avocat bosse dur pour éviter ça», assure Nidal Younès, le représentant de Masafer Yatta. Kafka dans le sable.