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Vu de La Paz

La Bolivie, avec et sans Evo Morales

L'ex-président de gauche devrait rentrer dans son pays en novembre, après un an d'exil. Son rôle politique reste à définir, au moment où son camarade de parti Luis Arce s'apprête à entrer en fonction comme chef de l'Etat.
L'ancien président bolivien Evo Morales après une conférence de presse à Buenos Aires, en Argentine, le 19 octobre.. (Photo Agustin Marcarian. Reuters )
publié le 30 octobre 2020 à 13h52

Mercredi, le Tribunal suprême électoral a remis à Luis Arce et à son colistier David Choquehuanca les documents qui les accréditent comme président et vice-président de la Bolivie. Le binôme de gauche, qui a remporté l’élection présidentielle du 18 octobre dès le premier tour, avec 55,1% des suffrages, prendra ses fonctions lors d’une cérémonie d’investiture le 8 novembre. Après un an de convulsions, la Bolivie retrouve ainsi dans le calme l’ordre constitutionnel. Le Mouvement vers le socialisme (MAS) reprend le pouvoir qu’il a exercé durant les trois mandats d’Evo Morales, quatorze ans qui ont profondément transformé le pays andin.

Une transition sans violence

La longue campagne, polarisée à l'extrême, émaillée de coups bas et compliquée par l'urgence sanitaire, laissait craindre des résultats contestés, et une répétition des violences qui ont accompagné le précédent scrutin présidentiel. Il y a un an en effet, la victoire proclamée d'Evo Morales, qui rempilait pour un quatrième mandat et cinq ans supplémentaires, était contestée par le camp des opposants au MAS. La violence des manifestations, la passivité de la police, puis les pressions de l'état-major militaire forçaient le président indigène et plusieurs des figures de son parti à quitter le pays.

Lors de la soirée électorale du 18 octobre, les sondages de sortie des urnes ont rapidement situé le candidat de gauche largement devant son principal concurrent, l'ex-président de droite Carlos Mesa. Pour l'anthropologue Elise Gadea (université Sorbonne-Nouvelle), qui réside en Bolivie depuis 2011, c'est «cet écart important entre le MAS et la droite qui a empêché la répétition des violences, les opposants ont vite compris que l'élection était jouée». Même si, souligne-t-elle, des incidents ont eu lieu ce soir-là dans plusieurs régions, surtout à Santa Cruz. Ce département de l'ouest du pays a été le fer de lance de la contestation de 2019, et le chef de file du mouvement, l'activiste au discours raciste Luis Fernando Camacho, est arrivé troisième de l'élection de 2020 avec 14% des voix.

Un MAS sans Evo

L'autre surprise est venue de l'ampleur de la victoire du MAS, qu'aucun sondage n'avait anticipée. Luis Arce a engrangé 500 000 voix de plus qu'Evo Morales l'année précédente, avec le même nombre de votants (7,3 millions) et le même taux de participation, à 88%. «De nombreux électeurs sont revenus vers le MAS, constate Elise Gadea, c'est donc un vote davantage massiste qu'eviste.» Pour l'historienne Françoise Martinez (université Paris-8), le succès tient au ticket proposé, formé de deux figures populaires : «Luis Arce, longtemps ministre, c'est l'homme du miracle économique. Il a un profil consensuel et passe pour plus modéré que Morales.» La personnalité du candidat à la vice-présidence a joué elle aussi. David Choquehuanca, populaire parmi les communautés indigènes, a «favorisé la reconnexion du parti avec sa base sociale : les syndicats, les peuples originaires, le monde paysan», estime Elise Gadea.

Les relations du premier président de Bolivie avec les mondes indigènes étaient en effet complexes. «Evo Morales avait une approche superficielle et quasiment fantasmée de l'indianité, une vision héritée du passé, juge Elise Gadea. Le monde autochtone est devenu moins rural, mais le MAS a eu du mal à penser l'indianité urbaine.» Une partie des communautés se sont jetées dans les bras de la droite, notamment à la suite du désastre écologique provoqué par les incendies de 2019, en Amazonie bolivienne et dans la région du Pantanal. Le colistier de Camacho, le leader raciste de Santa Cruz, était d'ailleurs un ancien mineur métis d'origine quechua, Marco Antonio Pumari.

L'électorat a aussi rejeté le pouvoir intérimaire mis en place en novembre dernier dans la confusion de la crise électorale. La présidente de fait, la très conservatrice Jeanine Áñez, avait renoncé à se présenter devant les faibles perspectives que lui offraient les sondages. «Le seul programme de la droite et de l'extrême droite était l'antimassisme, souligne Françoise Martinez. Les Boliviens ont clairement dit non à l'abandon de l'Etat plurinational», promulgué par la Constitution de 2009 pour valoriser les peuples indigènes, majoritaires dans le pays, et combattre l'héritage colonial. La chercheuse ajoute le discrédit jeté sur le gouvernement par «la gestion criminelle de la pandémie», mise en évidence par plusieurs scandales de corruption dans l'achat de matériel médical.

L'arrivée de nouveaux responsables s'accompagne d'un renouvellement du personnel politique. A l'Assemblée nationale comme au Sénat, où le MAS reste majoritaire, ont été élus le 18 octobre un grand nombre de jeunes, nouveaux en politique, et souvent des femmes. «Le MAS semble avoir tiré les leçons des critiques adressées à Morales, accusé de vouloir s'éterniser au pouvoir», résume Elise Gadea.

L’avenir de l’ex-Président

Evo Morales, exilé en Argentine où résident quelque 350 000 de ses compatriotes, ne pouvait pas se présenter à l’élection, en raison des poursuites judiciaires qui pèsent sur lui, pour «sédition», «fraude» et «terrorisme» notamment. Lundi, les mandats d’arrêt contre lui ont été levés. Il peut donc rentrer au pays, même si les inculpations ne sont pas abandonnées. Mercredi, il annonçait son retour non pas pour assister à la prise de fonctions de son dauphin, le 8 novembre, mais probablement le 11, un an pile après son départ forcé. Il a assuré qu’il renouerait avec son ancienne activité de syndicaliste dans sa ville de Cochabamba, et qu’il se lancerait dans la pisciculture. Il reste aussi président du MAS, poste qu’il occupe depuis qu’il a fondé le mouvement en 1997.

Le président élu a précisé de son côté que son prédécesseur ne jouera pas de rôle de premier plan. «Son aide sera la bienvenue mais ce sera mon gouvernement», a-t-il insisté. La tâche qui l'attend est colossale, avec en première ligne la gestion de la pandémie qui ralentit l'économie et génère de la pauvreté. A son programme, il avait inscrit un impôt sur les grandes fortunes, et une attention accrue aux questions d'environnement. Avec un engagement fort : interdire les OGM auxquels Evo Morales avait ouvert grand les portes. La réforme de la justice est une autre urgence, dans un pays où la séparation des pouvoirs reste un vœu pieux.

Pour Françoise Martinez, Luis Arce ne pourra pas faire l’économie d’une commission d’enquête pour déterminer les responsabilités dans les massacres de manifestants par la police en novembre 2019, dans le quartier Senkata de la ville d’El Alto et dans celle de Sacaba. Dans les deux cas, le bilan était de 11 morts, auquel s’ajoutent une vingtaine de morts dans d’autres affrontements. L’historienne note aussi le danger que continue à représenter le mouvement extrémiste de Luis Fernando Camacho, fort de 45% des voix dans le département de Santa Cruz, de 16 députés et de partisans jeunes et nombreux.