Dans le drôle de courrier du cœur que ne manque jamais de recevoir un correspondant étranger en Israël, il y a un poncif accusateur qui revient inévitablement. Celui de l’expat mondain et hypocrite, qui enchaîne les articles déconnectés de la réalité sur ce bout de terre si compliqué sans jamais quitter sa table en terrasse à Tel-Aviv, «sirotant» des cocktails et se «gavant» de falafels – c’est toujours «siroter» et «gaver», tel un dandy ogresque, faisant dégouliner la sauce sésame sur son clavier et son exemplaire d’Haaretz.
Sur le plan culinaire, on n'a rien contre le pois chiche ni l'alcool, bien au contraire, même si l'on est plus aubergine et arak, peu porté sur les concoctions snobinardes. Mais pour les besoins de cette chronique et de nos reportages, ce sont des litres de kawa et de chaï qu'on a ingurgités, enfoncé dans les profonds canapés des rutilants foyers palestiniens, et quelques schnitzels tièdes dans les réfectoires des kibboutz. Sans compter les inénarrables «sandwiches-chakchouka» des stations-service, carburant autant au sans-plomb qu'à l'huile d'olive, dans un territoire confetti changeant tous les dix kilomètres et dont on peut joindre les extrémités en une grosse journée de route (à condition d'être suffisamment caféiné, on y revient). D'ailleurs, question conduite, l'Israélien est schizophrène : il conduit comme un pilote de Nascar sous coke mais traverse au passage piéton comme un retraité allemand. Allez comprendre.
Avant d'être quelque peu escamoté par la pandémie, c'était l'idée de ce rendez-vous : partir sur les routes, celles du Negev des Bédouins comme celles des colons de Cisjordanie, et envoyer des cartes postales, amusées ou interloquées, nostalgiques ou désespérées, de cet endroit labouré par les récits et les peines («celui qui impose son récit hérite la Terre du Récit», résumait Mahmoud Darwich), hérissé de murs et de barrières, et pas seulement entre Israël et les territoires occupés. Le kaléidoscope comme seul miroir possible. A ce sujet, on a trouvé un Etat hébreu encore plus fragmenté qu'imaginé, une «grosse salade de morceaux grossièrement coupés», comme nous l'avait confié un jour un boucher né en Ukraine, peu convaincu par l'idée d'un melting-pot levantin. Pourtant, le pays s'orientalise indéniablement chaque jour un peu plus, que ce soit par les oreilles (la pop mizrahi), les papilles (le piment partout, les guerres du falafel) voire, diront certains, son goût des indétrônables hommes forts («Bibi, le roi d'Israël»), même si la tendance est loin d'être limitée à cette partie du globe.
Dans cette cocotte-minute, les tribus de l'Israël moderne jouent des coudes, toutes douées pour la sécession et les disputes parfois majuscules, souvent picrocholines. Les juifs de l'alyah post-soviétique contre les hassidiques anti-armée, les Ashkénazes rupins à lunettes contre les Séfarades «périphériques» à chaînettes, Druzes pro-Tsahal et Druzes pro-Assad… Sachant qu'à la Knesset, où l'on a recemment vu les islamistes faire du pied aux likoudniks, les antagonismes d'un jour seront les alliances de demain. En y repensant, les Monty Python nous avaient prévenus. A sa manière, Jonathan Safran Foer aussi, dont un personnage juif israélien constatait que si son peuple avait «gagné la guerre, [il] avait perdu la paix. La paix avec nous-mêmes».
Texas casher
Évidemment, les clichés résistent rarement au reportage. De Bnei Brak, la «capitale» insulaire des ultraorthodoxes (irresponsables sectaires ou boucs émissaires faciles?), à la bande de Gaza, on est souvent reparti avec des nœuds au cerveau. Comme ce jour où l'on nous fit visiter un country club affilié au Jihad islamique, avec sa pimpante salle de muscu, son espace barbecue pour les familles et pas un barbu à l'horizon.
Quant à la Palestine, même démantibulée, elle n'est pas introuvable. Au contraire, elle surgit partout. Qu'elle soit enfouie – tels ces squelettes réapparaissant le long de la plage à Jaffa ou ces ruines en bordure de Jérusalem – rabougrie dans ses territoires pseudo-autonomes ou résiliente dans les têtes, alors que la solution à Deux Etats n'est plus qu'une vue de l'esprit. Aujourd'hui, Israël et la Palestine sont plus imbriqués que jamais, des réalités non pas parallèles mais empilées, des destins comme menottés. Alors que les colons s'enracinent, donnant à la Cisjordanie des airs de Texas casher, un Trumpland bis où des cow-boys à kippa laineuse rejouent le mythe de la frontière avec pick-up et M16 face à des Indiens d'Arabie, le maçon de Jénine fait son beurre sur les chantiers de Tel-Aviv, par-delà le mur franchi avec ou sans permis. Pendant ce temps, la jeunesse palestinienne, génération khalas («ça suffit») privée de perspectives, ne rêve que de la mer.
On s'est souvent étonné de voir les tranchées – mentales, politiques, géographiques – franchies si facilement par certains (les fameux médecins palestiniens, aux avant-postes ces derniers mois), tout en constatant qu'elles n'ont jamais été aussi profondes pour la majorité. Et on n'a pu s'empêcher de penser qu'à terme, malgré les meilleures volontés, une coexistence basée sur la domination, qu'elle soit économique ou militaire, où le bon Palestinien est un laveur de voiture et le mauvais un terroriste, n'a rien de tenable.
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«Balagan» millénaire
On s’est surtout demandé comment autant de réalités pouvaient cohabiter dans ce mouchoir de poche, des paysages martiens où se battent les bergers palestiniens contre une machine kafkaïenne, à la flamboyante Tel-Aviv, à une heure de route, avec ses start-up, ses surfeurs, sa dolce vita entre Berlin et Miami, sans oublier sa labyrinthique gare de bus où s’échouent les oubliés du rêve israélien. Quant à la ténébreuse Jérusalem, à la fois sublime, bordélique et déchirante, il sera difficile d’oublier ce balagan millénaire qui porte toujours aussi bien son surnom de «bol d’or rempli de scorpions».
Enfin, on repart avec quelques regrets, ces instantanés qu'on n'a pas trouvé l'occasion d'écrire ou ces lieux qu'on n'a pas eu le temps de visiter. Des musulmans chasseurs de sangliers d'Haïfa aux travailleurs agricoles thaï juchés sur les tracteurs des kibboutzniks embourgeoisés. Du «Jesus Village», bricolé sur un bout de jardin par des évangéliques ricains en costumes au cœur de la Nazareth arabe, à la franchouillarde Netanya, véritable Sarcelles-sur-Mer.
N’ayant ni l’âme d’un prophète ni succombé au syndrome de Jérusalem, on évitera de conclure sur une note d’espoir ou une prédiction dystopique. Nul doute qu’il souffle sur ce coin du monde des vents mauvais, comme partout ailleurs, et souvent avec un petit temps d’avance. On sait aussi que ce lieu névralgique compte toujours de chaque côté de l’intraçable frontière son lot de justes et d’idéalistes, qui ont en partage une endurance bluffante et un sarcasme tranchant. C’est à eux qu’on pensera en montant dans l’avion au moment de dire «yallah, bye».