Bangui est une ville de rumeurs. Souvent fausses, elles disent quelque chose du moment. Lors de son élection comme maire dans les années 50, Barthélemy Boganda, premier président de la République centrafricaine, aurait été vu en train de marcher sur les eaux de l’Oubangui. Aujourd’hui, les groupes armés seraient sur le point de marcher sur Bangui. Autres temps, autres mœurs.
La rumeur frappe de plein fouet la campagne électorale centrafricaine. Mercredi vers 10 heures, celle-ci a connu un impressionnant coup d’arrêt. Des éléments armés auraient été vus aux portes de la ville. En quelques instants, les Banguissois rentrent chez eux. Sur la principale artère de la ville, l’avenue des Martyrs, une colonne de milliers de travailleurs, commerçants et fonctionnaires quittent la ville pour leur domicile. Certains regards sont fermés.
D'autres font preuve d'un flegme très banguissois. «C'est la panique», se marre un ancien «DG» (directeur général) d'une administration, en tirant sur sa cigarette. Ses partenaires de séminaire ont délaissé leur formation le temps du spectacle. L'un d'eux semble inquiet, jette des regards à droite, à gauche. Jusqu'au soulagement, et l'arrivée d'une voiture : leur collègue a réussi à trouver une bouteille de rouge avant la fermeture des magasins. La pause déjeuner est sauvée.
Un basculement dans la violence
Depuis moins d'une semaine, six groupes armés parmi les plus importants du pays se sont coalisés pour empêcher la bonne tenue du scrutin de dimanche. Les ennemis d'hier, ex-Séléka de 2013, à majorité musulmane, et des anti-balaka, mouvances d'autodéfense qui s'étaient élevés contre lesdits Séléka, combattent désormais côte à côte. Cette alliance opportuniste, qui se fait appeler Coalition des patriotes pour le changement (CPC), vise un homme, le président sortant, Faustin-Archange Touadéra. Les mercenaires l'accusent de préparer un «hold-up électoral». Le professeur de mathématiques, élu en 2016 et favori du scrutin, cherche un improbable «KO au premier tour».
Pour le moment, c’est le chaos qui se dessine, ou du moins la pagaille. Nombre des 1 500 candidats aux législatives ont annulé leurs meetings dans l’arrière-pays pour raisons de sécurité. Ce vendredi encore, pour le dernier jour de campagne, un candidat affirme s’être fait dérober, dans le sud du pays, son pick-up, 2 millions de francs (environ 3 000 euros), des tee-shirts… Les groupes armés l’ont dépouillé jusqu’aux allumettes. Le président Touadéra a annulé ses déplacements en province. Dans Bangui, les caravanes circulent dans une relative indifférence.
La CPC a allumé des incendies un peu partout dans le pays, sur les trois axes principaux menant vers Bangui (sud, ouest et nord-est). Certains combats ont eu lieu à moins de 100 kilomètres de la capitale. «La situation est sous contrôle», affirme la Minusca – la force onusienne déployée dans le pays depuis 2014. Mais vendredi, trois de ses casques bleus burundais ont été tués et deux autres blessés dans le centre du pays par des «combattants armés non identifiés». Et selon plusieurs sources sécuritaires, des troupes rebelles continueraient d'avancer sur les réseaux routiers secondaires.
Faire campagne malgré tout
A Bangui, dans la nuit de mercredi à jeudi, le commissariat de Boeing, quartier du nord de Bangui et fief anti-balaka, s'est fait attaquer à la grenade. C'était la première alerte du genre dans la capitale. Le lendemain, Serge Bruno Mageot y reprend tout de même sa campagne. Cet entrepreneur, dont le physique rappelle à tous son passé de basketteur, se lance pour la première fois en politique à Bimbo 3, dans la banlieue de Bangui, qui inclut Boeing. «On prend trop de retard», lance-t-il à son équipe de vingt personnes. Elle devait partir au petit matin, il est midi.
Direction les alentours de la capitale, à PK18, dans les villages enclavés dont les maraîchers nourrissent la capitale. Avant de quitter le QG, le directeur de campagne prend soin d'envoyer deux motos en éclaireurs. «J'ai eu des bruits qui signalaient la présence d'anti-balaka.» Après vérification, il s'agirait, encore, de rumeurs.
«Les groupes armés, ce sont des bruits venus de Bangui, affirme Janvier Blaise Malongou, secrétaire général chef de village de Sakai 1. Ici, tout est calme.» Tous les témoins des villages le confirment, et on veut les croire, tant l'ambiance de «psychose» (prononcez «pisschose») du centre-ville paraît loin.
Ici, c'est une campagne classique. A chaque village, le même rituel : la caravane du candidat, un utilitaire des années 90, crache sa musique à saturation, pour annoncer l'arrivée de «l'honorable Mageot», qui suit au volant de sa voiture. De quoi faire danser les locaux, privés la plupart du temps de musique car dépourvus d'électricité. Puis vient le moment d'écouter le candidat. Il se présente en «enfant du pays» et développe des thèmes concrets : accessibilité de la route, des services de santé (l'hôpital le plus proche est à 30 minutes de moto), électricité, protection des maraîchers. Vient enfin le temps des dons, pour prouver sa bonne foi : un sac de sel, de sucre, de savons, quelques outils…
Demande de report rejetée
«C'est une drôle de campagne, en demi-teinte, pleine d'incertitudes au vu des nouvelles qui nous parviennent de province, analyse Serge Bruno Mageot. Mais je ne peux pas imaginer que l'on repousse le vote. Ce serait revenir à la situation d'avant 2015.» Cette semaine, six candidats d'opposition avaient saisi la Cour constitutionnelle pour reporter les élections, un ultime recours rejeté samedi par l'instance. Pour l'opposition démocratique, réunie en alliance dans la COD 2020, il fallait un report technique et négocier une transition. Sur ce point, elle converge avec les hommes armés.
Les deux ont en commun François Bozizé. Le président déchu en 2013 était revenu d'exil, avait pris la tête de «l'opposition démocratique» et rêvait de reprendre le pouvoir perdu en 2013 au profit de la Séléka. La Cour constitutionnelle a invalidé sa candidature, poussant l'ancien potentat à la fuite. Le gouvernement centrafricain, et l'ensemble de la communauté internationale, l'accuse de tentative de coup d'Etat. «Bozizé est mû par une rancœur tenace envers Touadéra», analyse un diplomate.
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La menace est prise suffisamment au sérieux pour que les renforts affluent à l'aéroport de Bangui, non sans arrière-pensées diplomatiques : 700 forces spéciales et 300 Casques bleus rwandais, des hélicoptères russes, ainsi que «300 instructeurs non armés» venus de Moscou. Dans les faits, il s'agit de 500 hommes de la milice privée du groupe Wagner, proche de Poutine, y compris des supplétifs syriens selon une source diplomatique, confirmée par des témoins. La France ajoute également au pot, avec le survol du pays mercredi par des Mirage 2000.
Tout cela sera-t-il suffisant pour dimanche ? Les troubles ont mis en péril la préparation du processus : la Minusca, qui assure la sécurité du scrutin, dénombre 55 000 déplacés, et 11 % des électeurs n’ont pas encore pu retirer leurs cartes. Face au bruit de bottes, le représentant spécial Mankeur Ndiaye reste droit dans les siennes. «Il faut absolument tenir ces élections le 27 décembre», a-t-il répété ce vendredi en conférence de presse, dénonçant «la stratégie de la peur et de la rumeur». Au risque que, cette fois, la rumeur soit vraie.