Place Pouchkine, au centre de Moscou, les barrières métalliques sont déjà là, posées dans un coin, prêtes à être déployées. Sans doute, dans les casernes des Omon, la police antiémeute, les matraques sont-elles déjà parées à servir. Après l’incarcération d’Alexeï Navalny lundi soir, conclusion d’une parodie de procès organisé dans un commissariat, ses partisans ont appelé à manifester samedi dans toutes les grandes villes du pays. Depuis, la tension ne fait que monter. Vendredi, de Moscou à Vladivostok, l’ambiance était à la veillée d’armes, point culminant de plusieurs mois d’une guerre ouverte entre Navalny et le Kremlin, dans laquelle tous les coups sont désormais permis.
L’opposant a beau avoir été empoisonné à l’arme chimique, il riposte depuis son hôpital allemand en exposant ses agresseurs, ridiculisant au passage les services secrets russes. Le pouvoir lui fait comprendre, à grand renfort de saisie de ses comptes en banque et d’ouverture d’affaires judiciaires, qu’il n’est plus le bienvenu en Russie : le voilà qui rentre, malgré tout, et en fait un événement d’ampleur nationale.
Arrêté dès son arrivée et jeté en prison, il appelle aussitôt à manifester, puis, le lendemain, dévoile sa botte secrète : un documentaire décrivant en détail les dessous du palais secret de Vladimir Poutine sur la mer Noire, et le système mafieux en place au sommet de l'Etat russe (Libé de vendredi). Visionné plus de 58 millions de fois en quelques jours, il est précédé d'un mot d'ordre : le 23 janvier, descendez dans la rue pour exiger la libération d'Alexeï Navalny. L'appel a aussi été massivement relayé par nombre de célébrités russes, du youtubeur vedette Iouri Doud à l'écrivain de science-fiction Dmitry Glukhovsky en passant par l'ancien capitaine de l'équipe de football nationale Igor Denissov.
Exclusion. Sur TikTok, très populaire chez les ados russes - ils sont plus de 20 millions à utiliser l'application -, les appels à manifester sont pléthore. On y partage des conseils sur la conduite à tenir en cas d'arrestation, des recommandations sur l'équipement à emporter avec soi, on rappelle l'importance de désactiver l'authentification biométrique de son smartphone pour éviter qu'il puisse être déverrouillé par la police. On y partage aussi des fausses informations, comme cette vidéo, très commentée, suggérant que la police russe avait reçu l'autorisation de tirer sur les femmes, les invalides et les enfants. Au total, plus de 80 millions de messages favorables à Alexeï Navalny ont été recensés.
En face, les autorités serrent la vis. Mercredi, Roskomnadzor, le gendarme russe de l'Internet, ordonnait aux réseaux sociaux de retirer ces contenus. Seul VKontakte, hébergé en Russie, s'est plié aux injonctions. Face à la viralité des appels à manifester et à la mobilisation de la jeune génération, les critiques habituels de l'opposition russe ont ressorti leurs vieilles antiennes : procès en irresponsabilité, accusation de «se cacher derrière des jeunes». Comme toujours lors des épisodes protestataires, de nombreux lycées et universités interdisent à leurs élèves de se rendre aux manifestations sous peine d'exclusion, ou bien organisent soudainement des cours du samedi à présence obligatoire.
Toute la semaine, la police a aussi multiplié les descentes chez les proches de Navalny et les militants d’opposition. Kira Yarmysh, sa porte-parole, Gregory Albourov, l’un de héros de l’enquête sur le palais de Poutine, ainsi que les coordinateurs des QG de Navalny dans les villes de Vladivostok, Volgograd ou Krasnodar, ont été arrêtés et condamnés à plusieurs jours de détention.
Menaçant. Un employé du Fonds de lutte contre la corruption (FBK) de nationalité biélorusse, Vladlen Los, a même été sommé de quitter le pays et interdit de territoire russe pour deux ans et demi. «Ce n'est absolument pas une surprise, commente sur Facebook Ivan Jdanov, directeur du FBK. Et cela en vaut la peine si vous allez manifester. L'important est que beaucoup de monde descende dans la rue.»
Les manifestations prévues ce samedi sont illégales et seront réprimées sans ménagement, martèlent les autorités. «Les forces de l'ordre réagiront immédiatement à toute violation de l'ordre public et prendront toutes les mesures nécessaires», a prévenu la police de Moscou, dans un message lourd de sous-entendus menaçants. Le régime n'a manifestement pas l'intention de reculer : selon une information de l'agence Bloomberg, le Kremlin serait résolu à enfermer Alexeï Navalny pour treize ans.
En attendant, l’opposant ne sous-estime pas sa vulnérabilité. «Je précise à tout hasard, annonce ce dernier sur son compte Instagram, que je n’ai pas l’intention de me pendre, ni de me tailler les veines, et je suis très prudent en descendant les escaliers. Parce que je sais que, de l’autre côté des murs de ma prison, il y a beaucoup de gens très bien, et qu’ils ne vont pas tarder à venir m’aider.»