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Expérience

Au Japon, porno de voix et fantômes sexuels

Voyage en terres d'ethnologie avec le Quai Branlydossier
Ces bandes sons destinées aux femmes permettent aux utilisatrices de faire l’amour, dans l’invisible, avec des personnages de fiction.
(DR)
publié le 2 avril 2022 à 0h32
(mis à jour le 3 avril 2022 à 11h14)
Les samedi 9 et dimanche 10 avril, le musée du quai Branly – Jacques Chirac organise une nouvelle édition de «L’ethnologie va vous surprendre ! Deux jours pour explorer le XXIe siècle sur le thème de l’invisible». Partenaire de l’événement, Libération publiera ce jeudi un supplément dans le quotidien et un dossier spécial à retrouver sur notre site.

Au Japon, les jeux vidéo de romance appelés «otome games» (jeux pour jeunes filles) proposent au choix, sur smartphone ou console, des personnages de mâles séducteurs avec lesquels il est possible d’entretenir une relation amoureuse. La relation prend corps au fil d’un dialogue pré-écrit, avec des choix de réponse. Selon les choix opérés au cours du jeu, la relation peut finir bien ou mal : tantôt la joueuse échoue à séduire le personnage, tantôt elle y parvient. Quand elle y parvient, il n’est pas rare que le personnage lui demande sa main voire pire, exige de la posséder tout entière : «Maintenant, tu es à moi» (boku no mono da). Quand le jeu est doublé, ce genre de déclaration en fait chavirer plus d’une. Yeux fermés dans leur lit, certaines joueuses écoutent en boucle les passages les plus suggestifs du jeu.

Envoûter les joueuses

Dans un article intitulé «Bruits et soupirs, le porno de voix pour femmes» (publié en 2019), la chercheuse Minori Ishida explique qu’à l’inverse des vidéos pornos essaient de donner un «maximum de visibilité» à l’acte sexuel, ces bandes-son reposent au contraire sur le principe d’occultation : la source vocale n’est pas rendue visible. Tel un prêtre chargé de donner vie à des entités, le doubleur anime les personnages avec son souffle. Bien que le porno de voix puisse paraître éloigné de tout ce qui touche au spirituel, il emprunte ses techniques à la magie opératoire. Il s’agit d’envoûter les joueuses en les plongeant dans un espace peuplé de présences impalpables. Initié vers 2012, l’utilisation d’un microphone stéréophonique de type binaural (réplique de tête humaine avec un micro placé dans chaque oreille) ajoute d’ailleurs à la dimension spectrale de cette illusion : l’auditrice est assaillie. Tantôt à droite tantôt à gauche, une voix chuchote à son oreille, murmurant des promesses, proférant des menaces, jusqu’à la faire défaillir.

Mots durs et doux

Les joueuses raffolent de ces voix qui donnent forme à leurs fantasmes. Elles en raffolent tellement que les otome games ne leur suffisent plus : ils sont maintenant vendus avec des CD en bonus, comportant des dialogues toujours plus intimes. Pour tripler les ventes, il arrive que le même jeu soit fourni avec trois CD différents. Leader sur le marché des CD érotiques, la compagnie japonaise Velvet Voice («Voix de velours») produit des scénarios appelés «Amant oreiller» (kare-pirô) qui combinent souvent les assauts de deux amants : un par oreille. Un sadique et un tendre. Alternant mots durs et doux, ils prennent l’auditrice au piège de leurs râles.

Est-il possible de faire jouir une personne sans la toucher ? Peut-on rendre palpable la présence d’un homme qui n’existe pas ? Toutes ses questions seront abordées samedi 9 avril, au Musée du Quai-Branly, qui consacre un événement au thème de l’invisible.

«Les visiteurs du soir. Incubes numériques et jeux d’invocation au Japon», samedi 9 avril, 15 heures, dans le cadre de l’événement l’Ethnologie va vous surprendre (9-10 avril).