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Au Quai Branly, un week-end vers l’infini et l’au-delà

Voyage en terres d'ethnologie avec le Quai Branlydossier
Conservateurs, historiens de l’art, ethnologues et chercheurs vont révéler durant deux jours toutes les facettes de l’invisible.
«En anthropologie, beaucoup de civilisations considèrent l’invisible comme une entité qui fait le lien entre les êtres surnaturels et les humains», explique Philippe Charlier, directeur du département de la recherche et de l'enseignement au Quai-Branly. (Thibaut Chapotot)
publié le 1er avril 2022 à 14h41
(mis à jour le 19 avril 2022 à 9h51)
Les samedi 9 et dimanche 10 avril, le musée du quai Branly-Jacques Chirac organise une nouvelle édition de «L’ethnologie va vous surprendre ! Deux jours pour explorer le XXIe siècle sur le thème de l’invisible». Partenaire de l’événement, Libération publiera jeudi un supplément dans le quotidien et un dossier spécial à retrouver sur notre site.

Verra-t-on, les samedi 9 et dimanche 10 avril (jour du premier tour de l’élection présidentielle) errer dans les couloirs du musée du quai Branly-Jacques Chirac, le fantôme de l’ancien président, grand amateur d’art « premier » ? La cinquième édition de «L’ethnologie va vous surprendre, deux jours pour explorer le XXIe siècle» est en effet consacrée à l’invisible, et durant ce long week-end de conférences, expositions, films et rencontres, on parlera de revenants, esprits, zombies, démons et autres succubes issus de tous les continents. Rencontre avec un spécialiste de l’au-delà, Philippe Charlier, ancien médecin légiste et désormais directeur de recherche et d’enseignement au quai Branly.

Pourquoi avoir choisi ce thème ?

En anthropologie, beaucoup de civilisations considèrent l’invisible comme une entité qui fait le lien entre les êtres surnaturels et les humains. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de hiatus, il n’y a pas de vide. Il y a une continuité permanente entre les différents mondes, le nôtre et celui de l’invisible. C’est simplement un espace où des choses sont difficilement palpables pour le commun des mortels, mais deviennent pour les initiés totalement réelles et sensibles. L’Invisible, c’est quelque chose qu’on voit mieux quand on ferme les yeux. Ou lorsque l’on est un initié et qu’on sait lire les signes ténus de ces royaumes invisibles. On a donc voulu à travers ce week-end «l’Ethnologie va vous surprendre» essayer de montrer comment les civilisations et les populations entretiennent un rapport vis-à-vis de cet autre monde. Un monde qui peut être à la surface de notre peau, entre vous et moi, qui peut avoir l’épaisseur d’une feuille de papier journal, être évanescent, transparent, ce qui ne veut pas dire inexistant.

Concrètement, comment rentrer en contact avec l’invisible ?

Il faut des objets «intercesseurs». Ce peuvent être des masques, bien entendu, qui sont une interface entre les êtres surnaturels – qu’on appelle les extra-humains ou les non-humains en anthropologie – et les hommes. Le masque nous fait changer de personnalité, nous permet de nous faire «chevaucher» par des divinités ou des esprits de la nature. Il peut y avoir également des livres sorciers, des statues, des fétiches, des objets consacrés qui sont autant de fenêtres ouvertes vers l’invisible. On peut aussi citer les robes et vêtements cérémoniels qui, selon le même processus que les masques, permettent de se vêtir d’une autre peau, une peau surnaturelle. Ce sont donc souvent des objets, mais pas seulement. Ce peuvent être aussi des sons, des comportements, des gestes rituels comme les danses. Ou des signes tracés dans l’air ou sur le sable, à la limite du palpable… En fait, tout peut servir d’intermédiaire entre nous, les humains, et ces mondes parallèles. En revanche, pour y avoir accès, c’est souvent le fruit d’un long apprentissage.

Quel est le programme de cette nouvelle édition ?

On va occuper pour la première fois tout l’espace du musée, y compris le jardin et le toit, des espaces a priori invisibles aux visiteurs habituels. On pourra aussi entendre de la musique, et des poésies du lointain récitées dans la langue native et en français. Il y aura également des présentations de «têtes chercheuses» qui vont nous faire découvrir les dernières avancées de leurs travaux anthropologiques sur le terrain. On proposera aussi des décryptages d’œuvres, devant les objets, sur le plateau des collections et des parcours spéciaux dans l’exposition temporaire «Sur la route des chefferies du Cameroun». Cette pédagogie est, pour nous, nécessaire ; car si l’on voit aisément les objets, on ne perçoit pas forcément la part invisible qui les entoure, qui leur donne toute leur signification ethnologique et religieuse. On pourra également assister à de grandes conférences sur le thème de l’invisible dans diverses civilisations, et il y aura un espace pour les enfants, des projections… Bref, un planning chargé. Et pour la première fois, nous serons en nocturne, jusqu’à 22 heures le samedi soir.

On voit bien le rapport au sacré et à la magie dans les civilisations africaines, asiatiques ou amérindiennes. Notre Europe cartésienne est elle aussi concernée ?

Oui. Et la science y est pour beaucoup ! L’Europe s’est très vite rendu compte qu’il existait de nombreux phénomènes sensibles qui n’étaient pas visibles : l’électricité, le magnétisme, la gravitation… Toutes ces forces réelles, issues de la physique, ont fini par accoucher de croyances occultes, dont le spiritisme. La tradition d’ouverture vers les autres civilisations a montré que notre pragmatisme judéo-chrétien peut être tempéré ou enrichi par d’autres visions cosmogoniques, d’autres visions métaphysiques ; qu’il s’agisse de théories sur la création du monde ou d’autres concepts sur la vie après la mort ou la persistance de l’esprit après la dissolution du cadavre. Il y a une vraie curiosité de notre civilisation occidentale pour ces croyances du lointain. C’est un des objectifs de ce week-end ethnologique : être une porte ouverte vers une meilleure compréhension de l’invisible, mais aussi vers d’autres cultures qui enrichissent notre philosophie et notre développement personnel, peut-être nous apaise, et en tout cas satisfait notre curiosité et certainement fait naître de nouvelles questions auxquelles il faudra répondre avec des lectures, d’autres visites. Voire un nouveau week-end «L’ethnologie va nous surprendre !»

Comment faire l’amour avec un fantôme ? Anthropologie de l’invisible de Philippe Charlier, éditions du Cerf.