Certaines inégalités s’accroissent, d’autres stagnent, certaines se réduisent. Tout dépend de quelles inégalités et de qui on parle. Tant que nous vivions dans des sociétés industrielles se percevant comme nationalement homogènes, les inégalités étaient perçues et vécues comme des inégalités de classes. Les classes sociales agrégeaient de multiples inégalités autour du travail, elles engendraient une conscience collective, des cultures de classes ; et, plus encore, débouchaient de manière plus ou moins stable sur un mode de représentation politique opposant les gauches et les droites.
Dans le régime des classes sociales, la solidarité était, pour l’essentiel, construite sur le travail, et la justice sociale visait à «rendre» aux travailleurs une part de la richesse qu’ils avaient produite en réduisant les inégalités entre les positions sociales. C’est ce qu’on appelait le progrès social.
Désormais, les clivages ont explosé et nous vivons dans un régime d’inégalités multiples. Les protestations et les mouvements sociaux se sont multipliés au fur et à mesure que se sont singularisées les expériences des injustices. Parce que les inégalités sont de plus en plus individuelles, elles sont vécues comme des manifestations du mépris, du fait d’être invisible ou trop visible, de n’être jamais reconnu et entendu.
Ce basculement est d’autant plus net que le modèle de l’égalité des chances s’est imposé comme notre idéal commun. Dans ce cadre, la justice sociale consiste moins à réduire les inégalités entre les positions sociales qu’elle ne vise à permettre à chacun d’atteindre toutes les positions sociales, aussi inégales soient-elles, en fonction de son mérite. Quelle que soit la manière dont on s’en saisisse, l’égalité des chances appelle une société équitable bien plus qu’une société solidaire.
La transformation du régime des inégalités est si profonde qu’elle a déstabilisé leur représentation sociale et politique. Les vieilles gauches et les vieilles droites ne s’en remettent pas. Les conflits culturels recouvrent les conflits sociaux. Le niveau de diplôme détermine le vote plus sûrement que la seule activité professionnelle. Les électorats populaires basculent vers l’abstention et l’extrême droite pendant que les électorats libéraux, socio-démocrates et verts mobilisent les classes moyennes qualifiées. Là où se coagulaient des électorats de classes, se déploie ce que, faute de mieux, on qualifie de «populismes», qui en appellent à l’unité du peuple contre les élites, les étrangers, les immigrés…
Aujourd’hui, les appels les plus fermes à la solidarité sont de nature exclusive : il faut être solidaire contre ceux qui ne méritent plus de bénéficier de la solidarité ; contre les autres, les «assistés», les élites, l’Europe… La gauche est désarmée et apparaît comme une gauche morale, plus ouverte aux questions culturelles qu’aux questions sociales.
Si on pense que la solidarité consiste à accepter de faire des sacrifices pour celles et ceux dont se sent «fraternels» tout en ne les connaissant pas, la construction d’un imaginaire et de mécanismes de solidarité appelle plusieurs chantiers débordant largement le rythme des agendas électoraux.
A terme, comment développer des politiques écologiques si nous ne nous sentons pas assez solidaires pour accepter les sacrifices qu’elles appellent nécessairement ? Alors que la France a des taux de prélèvement et des taux de redistribution beaucoup plus élevés que dans les pays comparables, la défiance y est la règle.
Aussi, il conviendrait d’améliorer la lisibilité des systèmes de prélèvements et de transferts sociaux, devenus si obscurs et si complexes que chacun se sent à la fois lésé et maltraité.
Le deuxième chantier concerne l’exigence de reconnaissance associée à la singularité des injustices. Or, sauf à être une simple tolérance, la reconnaissance des singularités et des identités exige de savoir ce nous avons de commun. En abandonnant ce thème aux nationalistes et aux xénophobes, la gauche ferait une faute morale et une erreur politique.
Enfin, la reconstruction d’une représentation politique des inégalités exige de revoir la Constitution et de multiplier la démocratie, les formes de participation et de consultation. Alors que les droites ne cessent d’en appeler à un passé aussi enchanté qu’imaginaire, les gauches devraient sortir de l’idée d’une crise indéfinie des sociétés industrielles et de la volupté des indignations afin de regarder un peu le monde tel qu’il est pour essayer de le transformer.