«Zohra ! De l’eau !» La jeune femme accourt. Empressée. Presque paniquée. Elle pose une bouteille sortie du frigo au milieu de la table. Puis, satisfaite du bon accomplissement de sa tâche, elle sourit de sa bouche édentée. «Sors d’ici ! Retourne en cuisine ! … Et ferme la porte !» Elle manque de se prendre une chaussure dans la figure. Obéit en riant. Zohra est comme ça. Elle énerve tout le monde. Alors tout le monde lui crie dessus. Avec son chiffon blanc qui lui bande la tête, son tablier en tissu rigide et ses sandales de caoutchouc, Zohra ressemble à n’importe quelle autre «bonne». Elle est pourtant différente. La famille dans laquelle elle travaille depuis qu’elle a quinze ans vous le dira, à sa manière. «C’est un cas spécial. Elle est un peu débile.» En réalité, Zohra est atteinte d’une maladie mentale. Laquelle ? On ne le sait pas. Personne ne s’en préoccupe.
Autour de la table ronde du salon, la famille se réunit. Nous sommes au Maroc. Personne ne s’étonne d’être obéi au moindre mot, d’être servi au moindre regard. Nous sommes au Maroc et moi non plus, je ne m’étonnais pas. Moi aussi, je criais sur Zohra. Je fais partie de cette famille et j’agis comme tous les autres.
Mais aujourd’hui, je regarde Zohra et c’est la voix d’une autre femme que j’entends. La voix de Marie-Ange :
– «Ce n’est pas parce que je suis pauvre que je fais tout ce qu’on me demande ! Ce n’est pas parce que je suis dans le besoin qu’on peut me manquer de respect !
«Un jour, ma patronne elle m’a dit que j’étais insolente. Et je lui ai dit : “Avec votre comportement, je suis obligée d’être insolente !” Il faut que tu te rendes compte ! J’étais enceinte de huit mois, elle m’a demandé de monter sur une échelle, d’escalader sur une mezzanine et de descendre des valises. Dans la journée, j’ai tout fait comme d’habitude : mon travail, à fond, mais je n’ai pas descendu les valises.
«Quand ma patronne est rentrée, elle regardait partout, elle cherchait les valises, parce qu’elle était sur le point de partir. Moi, je ne disais rien. Je l’observais et je la laissais chercher.
«Elle me demande : “Marie-Ange, vous avez sorti les valises ?
– Quelles valises ?
– Et bien, celles qui étaient sur la mezzanine !
– Excusez-moi Madame, mais vous pensez que c’est laquelle de nous deux qui est le plus en état de grimper sur une échelle ?”
Ce n’est pas parce que je suis pauvre qu’on doit me traiter comme une esclave. Mes ancêtres à Haïti l’ont assez vécu, l’esclavage ! Je lui ai donné l’échelle et je lui ai dit «bon voyage». Je ne suis plus retournée chez elle.»
La première fois que j’ai entendu la voix forte de Marie-Ange, j’étais assise dans un amphithéâtre creusé dans un sous-sol parisien en février 2017. Ce soir-là, nous récompensions les lauréats du concours Libération-Apaj. Dans la catégorie radio, c’est Jean Baptiste Gauvin qui a été appelé à la tribune pour le portrait qu’il a réalisé d’une femme de ménage : Marie-Ange, originaire d’Haïti. Son rire décomplexé ponctuait son discours et allégeait le drame social qu’elle incarnait.
Dans le reportage de Jean Baptiste (écouter ici son carnet sonore), elle raconte ses conditions de travail avec détachement. Marie-Ange accumule deux emplois. Elle fait un service le matin, un le soir et passe quatre heures par jour dans les transports en commun. Elle doit se lever chaque jour à 4 heures, partir de chez elle une demi-heure plus tard. Elle ne finit sa journée qu’à 22 heures. «On n’a pas le plaisir du temps.» C’est une simple phrase qui la fait tenir : «En avant, soldat !» Une phrase qu’elle se répète chaque jour, depuis son adolescence. Elle raconte…
«Quand j’ai eu dix-sept ans, ma mère est partie en Guyane. Elle m’a laissé ses enfants dont le plus petit avait un an et demi. Je suis comme sa maman pour lui, maintenant. Le jour où ma mère est rentrée à Haïti, tout le monde disait à mon frère qu’il allait rencontrer sa maman. Il répondait : “Ce n’est pas ma mère, c’est ma grand-mère !”
«J’ai vieilli sans jamais avoir été enfant… Je me suis retrouvée avec toute la misère de ma mère sur le dos. J’ai six frères et sœurs. C’est moi qui faisais les courses, à manger, les lessives, le ménage…
«Le matin, je me levais à quatre heures pour préparer les petits-déjeuners, habiller les plus jeunes et conduire tout le monde à l’école, en les tenant par la main, en devant traverser des ruisseaux, laver et sécher les pieds des petits, etc.
«Parce qu’en classe, il fallait être irréprochable, s’il te plaît ! Il y avait des contrôles d’hygiène. Tes ongles devaient être nickel comme tes dents. Ils inspectaient les oreilles, la tête, les cheveux… Mais après avoir parcouru plusieurs kilomètres à pieds, ce n’était pas évident d’arriver tout propre ! Je déposais les petits en classe, et puis j’allais me cacher dans un coin pour me faire belle avant d’entrer en cours. Forcément, à chaque fois, je retrouvais la barrière de l’école fermée et presque tous les matins, je commençais la journée dans le bureau du directeur avec une punition du type rester à genoux sur un gros caillou… […]
«Ma mère n’a pas eu de chance avec les hommes. Elle était jalouse et les hommes, ce sont des coureurs de jupons. A chaque fois qu’elle trouvait quelqu’un, ça n’allait pas. Il allait voir ailleurs. Ce qui fait qu’elle a eu sept enfants avec six pères différents.
«J’ai eu mon premier copain à 26 ans. Il m’a trompée. J’aurais pu tomber enceinte de lui et me retrouver dans la même situation que ma mère. Heureusement qu’il y avait mon frère jaloux pour me protéger des histoires d’amour. Quand quelqu’un venait me draguer j’allais le voir, lui. Je me souviens, à l’église, pendant la messe, je lui faisais passer des mots que je mettais dans sa Bible pour lui dire si un garçon m’embêtait.
«Dans ma tête, si je tombais amoureuse, je tombais enceinte. Comme ma mère. Je ne sais pas combien d’enfants j’aurais laissés à Haïti sans mon frère ! Parce que les hommes là-bas avec le soleil, ils sont chauds !
«J’ai souvent prié en demandant à Dieu que je reste avec un seul homme dans ma vie. Peu importe que j’aie trois ou quatre enfants, que je sois dans la misère, pourvu que je reste avec le même mari. Parce que l’histoire de ma mère, ça m’a traumatisée. Je me souviens, en CE2, en classe, un camarade m’a crié : «Toi, t’as pas de père !» Je l’ai giflé. Ça m’avait fait trop mal.
«Je lui en ai beaucoup voulu à ma mère à cause de ça. Un jour, je l’ai appelée et je lui ai dit : “Maman, pourquoi tu nous as faits avec six hommes différents ? Ce n’est pas beau d’avoir fait ça !” Elle s’est mise à pleurer.
«Mais aujourd’hui, je suis fière d’elle parce qu’elle est forte et combattante. On ne la voyait pas souvent, on ne profitait pas d’elle. Elle travaillait tout le temps, comme une esclave. Quand j’y pense, je me dis qu’elle mérite une médaille ! Depuis que je suis en France, je comprends comme elle a trimé ! Quand je suis arrivée ici, j’avais 27 ans. Les années ont passé… Aujourd’hui, j’en ai 40. Je sais ce qu’est le travail…»
Sur la scène de la remise des prix, Jean Baptiste appelle Marie-Ange pour partager ce moment de gloire. Je crois avoir compris que le prix de 800 euros, Jean Baptiste l’a remis à Marie-Ange pour qu’elle aille visiter sa mère en Guyane.
Elle est habillée en rouge et noir. Ses cheveux sont docilement remontés. Elle est toute «bien pouponnée». Marie-Ange a le visage tout plissé de son sourire. Sa fierté, si jamais elle a été brisée un jour, est aujourd’hui bien réparée.
«Ne t’inquiète pas, moi je suis heureuse maintenant. J’ai mes quatre enfants, j’ai mon époux. Mon fils va se marier dans un mois. Au début, il voulait que je sois son témoin. J’ai refusé. Il m’a dit : “Bah dans ce cas, c’est toi qui cuisine !” C’est un gros travail, mais pour mes enfants, je veux tout faire. Quand je pense à ce que j’ai fait pour les autres, aujourd’hui, pouvoir le faire pour mes enfants, c’est une sorte de récompense. J’aimerais bien que ma situation s’améliore, c’est sûr, mais tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Comme on dit chez nous, du moment que la tête n’est pas coupée, on espère toujours y poser un chapeau un jour !»
Retour au Maroc. Silencieuse, je regarde Zohra qui sert du Cola aux enfants. Elle ne rit plus, le temps de quelques minutes. Je la regarde comme jamais je ne l’ai regardée. Non plus comme une domestique, mais comme une femme à part entière. Une femme comme Marie-Ange. Une femme comme une autre.
Lire aussi, le précédent carnet : La vie de Rhani
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