S’il y a bien une chose sur laquelle les physiciens sont d’accord, c’est qu’il manque de la matière. L’astronome américaine Vera Rubin l’a montré dans les années 70 en observant la rotation des galaxies : elle a mesuré que les étoiles situées en périphérie tournent plus vite autour du centre galactique qu’on ne l’attendait, sans pour autant se retrouver éjectées dans l’espace par la force centrifuge. C’est le signe que ces étoiles sont retenues, engluées dans la galaxie par la gravitation. Mais pas celle exercée par les étoiles : elles ne sont pas assez nombreuses pour générer autant d’attraction. Il y a donc, forcément, une autre «matière» que celle que l’on voit. Une matière six fois plus présente (en termes de masse) que la matière ordinaire des étoiles, des planètes et des nébuleuses de gaz. Une matière qui n’émet pas et n’absorbe pas de lumière, impossible à voir, donc, mais qui exerce une force de gravitation et permet la cohésion des galaxies. On l’a appelée matière noire, faute de mieux.
De quoi est-elle composée, et surtout, comment le savoir ? La quête de la matière noire est l’un des sujets les plus vastes de l’astrophysique, car il s’agit de mettre en évidence une entité dont on ne connaît pas la nature. Il faut réussir à détecter quelque chose dont on ne sait rien. L’une des premières idées des physiciens a été d’inventer les «wimps», un nouveau type de particules qui n’interagiraient quasiment pas avec la matière ordinaire (protons, neutrons, électrons) à part via la gravitation. On a imaginé, conçu, financé et construit des machines pour détecter les quelques rares collisions qui se produiraient entre un wimp et un atome ordinaire. Rien de probant n’en est ressorti. Mais ce n’est pas grave. Si on ne sait toujours pas ce qu’est la matière noire à la fin d’une expérience sans résultat, on sait au moins ce qu’elle n’est pas. Les échecs font avancer la quête.
Toujours plus d’hypothèses
En parallèle, la recherche de matière noire a continué du côté de la matière grise. Les théoriciens ont produit toujours plus d’hypothèses. Il pourrait exister des particules nommées axions, aux propriétés différentes des wimps, ou d’autres particules encore qui seraient ultralégères (un pouillème de la masse d’un électron)… A moins que ce ne soit le contraire : et si la matière noire était composée d’astres massifs et invisibles à nos yeux car ils n’émettent ni ne réfléchissent de lumière ? Ce pourrait être de simples trous noirs, des naines brunes (des cadavres d’étoiles) et des planètes errantes dont on aurait largement sous-estimé la quantité dans l’univers.
Pour chacune de ces pistes, il faut échafauder des expériences, créer de nouveaux instruments susceptibles de la confirmer. On cherche parfois une preuve directe de l’existence d’une nouvelle particule, comme dans les détecteurs de collisions. Et on planche d’autres fois sur des preuves indirectes, comme les effets de la matière noire sur les observations astronomiques. L’un de ces effets est celui de «lentille gravitationnelle» : certaines lumières de galaxies nous arrivent déformées, étirées par l’attraction gravitationnelle d’un nuage de matière invisible qui se trouvait sur leur chemin. La recherche de nouvelles théories cohabite depuis des décennies avec la conception d’instruments pour les mettre à l’épreuve, et le champ des possibles ne fait que s’élargir sans qu’on arrive à trouver le début d’une solution.
«Nous en savons si peu sur notre univers»
Dans cette chasse au fantôme, les physiciens n’excluent pas non plus que la matière noire n’existe pas. Au lieu de s’acharner à la poursuivre dans l’infiniment grand ou l’infiniment petit, il faudrait peut-être la chercher dans… nos erreurs de calcul. La théorie Mond propose ainsi une petite modification de la seconde loi de Newton, qui permettrait de résoudre le problème de la rotation trop rapide des galaxies. Des études récentes ont aussi trouvé des anomalies dans la vitesse des étoiles, et suggèrent qu’on ait pu mal comprendre toute la complexité des lois de la gravitation.
«Je ne sais pas s’il y a de la matière noire, ou si on a besoin de changer la définition de la gravité, ou autre chose. Nous en savons si peu sur notre univers. Mais c’est amusant», disait Vera Rubin. Elle avait déjà compris que le plus important, à l’échelle d’une vie de chercheuse, n’est pas de lever l’incertitude mais de prendre plaisir à faire avancer le jeu de piste.