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Libération
Etude d'œuvres

Fétiche, peinture ou sculpture: des portes vers d’autres mondes

Voyage en terres d'ethnologie avec le Quai Branlydossier
Au musée du quai Branly - Jacques Chirac, ethnologues, archéologues, conservateurs ou responsables de collection vont présenter le week-end prochain leurs recherches ou un objet.
Figurine représentant un quadrupède à tête anthropomorphe. (Michel Urtado, Thierry Ollivier/Musée du quai Branly)
publié le 2 avril 2022 à 1h55
(mis à jour le 3 avril 2022 à 11h15)
Les samedi 9 et dimanche 10 avril, le musée du quai Branly – Jacques Chirac organise une nouvelle édition de «L’ethnologie va vous surprendre ! Deux jours pour explorer le XXIe siècle sur le thème de l’invisible». Partenaire de l’événement, «Libération» publiera ce jeudi un supplément dans le quotidien et un dossier spécial à retrouver sur notre site.

Yurei ga, les peintures hantées du Japon

Par Julien Rousseau, responsable des collections Asie, conservateur, musée du quai Branly – Jacques Chirac.

Les Yurei ga sont des peintures de fantômes (de yurei, fantôme, et ga, images), qui apparaissent au Japon au XVIIIe siècle. Maruyama Okyo, l’auteur supposé de la première peinture du genre, que je vais présenter lors de l’événement, y représente le fantôme Oyuki, celui de sa défunte épouse. Les Yurei ga connaissent un grand succès à l’époque d’Edo (1600-1868), qui marque le début de la pop culture japonaise. Il y a alors un goût particulier pour les histoires de fantômes, qui sont interprétées au théâtre ou représentées dans des estampes : comme il fait très chaud l’été, on apprécie ces histoires glaçantes qui font frissonner ! Mais à la différence des estampes bien connues de cette époque, qui représentent des acteurs de théâtre kabuki déguisés en fantômes, les Yurei ga sont une figuration d’un véritable fantôme qui passe sur le support de la toile. D’ailleurs, les fantômes sont presque toujours peints en mouvement : ils font des apparitions.

A l’époque, les Japonais gardaient ces peintures dans les maisons ou les commerces : puisqu’elles inspiraient de l’effroi, c’étaient aussi des images de protection. Mais elles étaient surtout utilisées au cours des veillées aux cent bougies, qui étaient, d’une certaine manière, des soirées de spiritisme. On se réunissait alors dans une pièce éclairée par des bougies pour se raconter des histoires effrayantes : après chaque histoire, on éteignait une bougie. Et pendant ces veillées, on pouvait montrer une de ces peintures, pour donner l’impression qu’apparaissait un fantôme.

Les estampes traditionnelles célèbrent la beauté féminine au travers d’un certain nombre d’attributs : des cheveux bien coiffés, un kimono coloré et richement ouvragé, etc. Les Yurei ga représentent donc l’inverse : des cheveux ébouriffés, le corps vêtu d’un linceul blanc… Le fantôme de Sadako dans le film d’horreur Ring (1998), qui a inspiré tout le courant des films d’horreurs japonais de la J-horror, est directement inspiré des Yurei ga.

Interagir avec le divin aux îles Fidji

Recueilli auprès de Stéphanie Leclerc-Caffarel, responsable des collections Océanie, musée du quai Branly – Jacques Chirac, zone Océanie.

Les objets religieux en Polynésie sont moins des images ou des représentations que des contenants et des véhicules : les Fidjiens parlent de waqa, c’est-à-dire de pirogues - car la pirogue est l’instrument par excellence de voyage entre les îles, mais aussi entre les mondes visibles et invisibles. Ces véhicules prennent des formes tout à fait différentes : je présente par exemple un temple miniature, qui n’est pas un modèle réduit de temple mais bien un temple en lui-même. Ces temples miniatures étaient produits par les chefs, qui prononçaient des paroles liturgiques au cours de la fabrication. Cet objet peut ainsi être décrit comme une matérialisation de prières : les Fidjiens ont un rapport au divin qui passe par le faire, le geste et la parole, qui est matérialisée par des objets de ce type. On trouve également des poteries à boire de l’eau qui sont en forme de dent de cachalot et n’étaient utilisées que par les prêtres. Ces derniers étaient en charge d’interagir avec le divin. Ce que ces deux exemples rappellent que les Fidjiens concevaient trois moyens de communiquer avec le divin et l’invisible : par l’intermédiaire des objets, des chefs, ou des prêtres.

Cette interaction n’était pas une forme de culte ou d’idolâtrie. On consultait les dieux pour leur oracle, pour savoir si l’on allait gagner une bataille, demander une protection face à une catastrophe, ou de l’abondance aux jardins. Car ces esprits divins, les kalou, ne sont pas en permanence parmi les humains : à Fidji, il existait dans la religion pré-chrétienne un monde des hommes et un monde du divin, dans lequel demeuraient à la fois les esprits divins, les esprits des ancêtres et ceux des enfants à naître - ce qui manifeste une conception cyclique du temps. Et pour voyager entre tous ces mondes, rien de mieux qu’une pirogue !

Le Tupilak inuit, un être maléfique créé par l’homme

Par Steve Bourget, responsable des collections Amérique, musée du quai Branly – Jacques Chirac, zone Amériques.

Je vais présenter une vitrine qui contient une cinquantaine de tupilaks, qui sont des petites sculptures de bois dont les plus grandes mesurent au maximum une vingtaine de centimètres. Elles représentent des personnages anthropomorphes, avec une tête qui peut ressembler à celle d’un morse, d’un loup, d’un chien de traîneau… Ces sculptures représentent un esprit, qu’on appelle le tupilak : c’est une entité religieuse, plutôt associée au monde chamanique, qui est souvent perçu comme un être maléfique convoqué par le chamane pour porter atteinte à d’autres individus.

Pour autant, les tupilaks ne sont pas des objets ayant une charge symbolique forte. A vrai dire, il est probable qu’un grand nombre a été fabriqué dans le seul but de les vendre aux Européens de passage, qui en étaient friands. Avant ça, les Inuits en fabriquaient pour tuer le temps lorsqu’ils étaient coincés chez eux pendant des jours par les tempêtes de neige, et les donnaient aux enfants pour qu’ils puissent jouer avec. Il fallait que ce soient de petits objets parce que, puisqu’il n’y a pas d’immenses forêts au Groenland, on ne ramassait que de petits bouts de bois. Mais les tupilaks étaient surtout le support pour raconter des histoires : les Inuits sont de grands raconteurs, et, s’ils ont une culture matérielle assez pauvre, ils ont un monde symbolique et imaginaire incroyablement développé. C’est ce qui explique que chaque tupilak est à ce point différent des autres.