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Investissement éthique, des comptes à dormir debout ?

En France, les produits financiers dits «responsables» explosent. Un succès entaché de greenwashing, qui suscite de plus en plus de doutes vis-à-vis de cette finance émergente, Au point de la discréditer?
Dans le quartier de la Défense, où le siège de TotalEnergies voisine avec ceux des principales banques. (Jeff Le Cardiet)
publié le 18 novembre 2022 à 0h10

L’écosystème bancaire a un indéniable talent : il saisit très bien l’air du temps. Depuis quelques années, ainsi, certains des fonds d’investissement qu’il promeut ont pris le nom de douces promesses. Elles parlent de «Monde durable» (Société générale), de «Green Transition» (HSBC), de «Global Ecology» (Amundi) ou de «Climate Impact» (BNP Paribas)… Le tout dans un décor graphique idoine – le triptyque éoliennes, abeilles, arbres – et étayé d’un commentaire fondé sur deux maîtres mots : responsabilité et durabilité.

«Il y a encore dix ans, parler de finance durable relevait de l’oxymore, se souvient Gunther Capelle-Blancard, professeur d’économie à Paris I Panthéon-Sorbonne, dont il pilote le master Finance responsable, information et communication – Fric, ça ne s’invente pas. Aujourd’hui, c’est l’inverse : le secteur financier joue la carte de la durabilité à fond.» «La communication sur l’extra-financier est désormais omniprésente», confirme Philippe Sourlas, adjoint en charge de la direction de la gestion d’actifs à l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui note une récente accélération : «Depuis 2019, année de bascule, cette communication cible fortement les particuliers.»

Preuve de ce verdoyant élan : l’engouement pour le label ISR (comme investissement socialement responsable). Ce sceau public, censé garantir à l’épargnant des «placements responsables et durables», est plébiscité par les acteurs du marché. Alors qu’il ne réunissait que 30 milliards d’euros d’encours en 2008, il a dépassé cette année les 630 milliards, loin devant les deux autres grands labels français, Greenfin et Finansol, qui cumulent une vingtaine de milliards chacun. En juin dernier, 1 037 fonds détenus par 175 sociétés de gestion françaises étaient estampillés ISR.

Egarer l’épargnant

2 000 % d’investissements responsables en plus depuis 2008… Le signe que les temps changent, et dans le bon sens ? Pas vraiment. Car dans le même temps, les accusations de greenwashing (ou écoblanchiment) se sont elles aussi multipliées. Chiffres à l’appui. Derniers en date : ceux d’une étude publiée en mai par Epsor, entreprise spécialisée dans l’épargne salariale. Après avoir analysé les portefeuilles de 814 fonds labellisés ISR, elle a découvert que 80 % d’entre eux comprenaient au moins une entreprise en lien avec les énergies fossiles ; et que plus de la moitié des valeurs sélectionnées par les produits ISR l’étaient aussi par les produits classiques.

Selon une autre étude, publiée en 2021 par la chaire EDHEC-Scientific Beta, les données climatiques ne compteraient en moyenne que pour… 12 % de l’ensemble des critères retenus pour bâtir les portefeuilles dits durables. Conclusion des chercheurs : «On peut parler de véritable greenwashing.» L’AMF elle-même a nommé le mal dans une communication de 2020, sans réagir depuis.

Farfouiller dans les offres en ligne des grandes banques réserve effectivement des surprises. La «sélection euro climat» du Crédit agricole, un «investissement responsable» créé pour «agir pour le climat» ? On y trouve Heineken, Ferrari, BMW ou encore Bayer, premier producteur mondial de glyphosate. Le «Sustainable Global Corporate Bond» de BNP Paribas, constitué d’entreprises «dont les produits et services auront des impacts positifs et durables sur l’environnement et le climat social» ? Il est plein d’obligations Coca-Cola, Shell ou TotalEnergies.

Pas vraiment hors la loi, les acteurs de la finance spéculative traditionnelle jouent, pour égarer l’épargnant désireux de verdir son patrimoine, sur un flou épais. «L’un des problèmes structurels est que la durabilité est un concept difficile à objectiver», témoigne Nicolas Redon, expert en finance verte chez Novethic. Il cite deux exemples extrêmes pour montrer l’ambivalence de la notion : l’armement et le nucléaire. «D’aucuns arguent que le premier peut avoir une valeur sociale en contribuant à la sécurité nationale, et que le second reste un allié de la transition énergétique… Résultat, aucun des deux n’est formellement exclu des portefeuilles labellisés “socialement responsables”». La classification européenne adoptée en 2021 (Sustainable Finance Disclosure Regulation) s’est d’ailleurs bien gardée de définir précisément la notion de durabilité.

«Un boulevard aux financiers»

Autre écueil fondamental : les fameux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) qui servent à organiser la finance responsable offrent une grande souplesse dans l’évaluation. «Il faut admettre que la comptabilité verte n’est pas du tout au point. Quantifier les facteurs extra-financiers, on ne sait tout simplement pas encore le faire !» note Gunther Capelle-Blancard. D’autant que système actuel permet de commodes tripatouillages : «Un acteur très mauvais sur le volet environnemental peut compenser en étant très bon dans les volets sociaux ou de la gouvernance. Cela laisse un véritable boulevard aux financiers ! L’exemple typique étant TotalEnergies, qui est présent dans la majorité des fonds labellisés ISR.»

Faut-il pour autant acter le dévoiement de la finance durable ? Les plus sévères l’affirment, à l’instar de l’ex-financier Julien Lefournier, auteur en 2021 de L’Illusion de la finance verte (éditions de l’Atelier) : «La finance durable propose de changer le monde… toutes choses égales par ailleurs. C’est-à-dire sans toucher à la rentabilité ni au risque. Cette promesse ne tient pas debout, car on sait que la transition écologique implique un surcoût.» «Il est difficile d’y voir autre chose que des tours de passe-passe communicationnels, abonde Gunther Capelle-Blancard. La crise de crédibilité est évidente.»

D’autres, plus optimistes, estiment que cela est mieux que rien. «La finance durable repose sur un compromis politique mou, qui implique forcément des déperditions, analyse Amélie Artis, maîtresse de conférences en sciences économiques à l’Université Grenoble Alpes et à Sciences-Po Grenoble. Il n’y a pas de bifurcation radicale, certes, mais des signaux et une offre qui se construit.»

De fait, la marge de progression existe. «Le combat principal ? Augmenter la transparence», plaide Frédéric Tiberghien, président de la fédération des acteurs de la finance solidaire. Parmi les pistes sur la table, «instaurer des notes minimales pour chaque pilier ESG, construire un label européen commun, relever les niveaux d’exigence ou s’inspirer des innovations de la finance solidaire, la seule aujourd’hui à proposer vraie une rupture».