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Libération
Pourquoi grimpez-vous?

Jean-Michel Asselin: «Le héros que je rêvais d’être, là-haut»

Une saison à la montagnedossier
Alpinistes, écrivains, guides, sportifs multimédaillés… Quatorze passionnés parlent de leurs montagnes. Le texte de Jean-Michel Asselin, alpiniste, journaliste et écrivain.
Jean-Michel Asselin (Yann Marchais)
par Jean-Michel Asselin, alpiniste, journaliste et écrivain
publié le 14 juin 2022 à 11h15
(mis à jour le 14 juin 2022 à 11h17)

Pourquoi grimpez-vous ? Il me faut reprendre la question, pourquoi ai-je grimpé ? Puisque à ce jour, j’ai presque abandonné toute activité verticale, me satisfaisant de sentiers où fleurissent les jonquilles, l’ail des ours, et quelques jacinthes sauvages dont le bleu me réjouit. Le paysage plus loin est celui des montagnes. Mes modestes et grandioses, mes cimes de mes dernières décennies, où parfois un élan me conduit au mépris de la douleur de mes genoux. Fut un temps où de très grands alpinistes m’ont assisté dans quelques conquêtes épiques, et oui, avec eux et parfois sans, j’ai gravi des montagnes de rêve. Me suis-je seulement posé la question du pourquoi ? Tant cette emprise du sommet m’achevait. Là-haut je devenais le temps de quelques instants le héros que je rêvais d’être, là-haut je pouvais dire à mon père : «Tu vois je répare ce qui est brisé chez toi, toutes tes humiliations, les douleurs endurées devant les hauts-fourneaux, le chômage, le fer à repasser de 30 kilos avec lequel tu lissais des peaux de bête qui t’imprégnaient d’odeur de charogne. Je te venge enfin…»

Mais très vite cela n’a plus suffi, je me suis lassé d’être cet imposteur du combat social, et mes yeux se sont ouverts. Oui, alors j’ai vu, les étoiles, la brûlure du soleil, les horizons courbes, les glaciers roulant des mécaniques, les neiges pas si vierges et tout l’érotisme des rochers. Oui là-haut, ou en route vers là-haut, je n’ai plus vu que la beauté du monde. Je me suis étourdi des paysages, des hommes, des bêtes, des pavots bleus et des bouquetins aux cornes historiques. Et puis il y eut cet instant vécu à 8 500 mètres, au lieu-dit le «balconny», sur l’arête sud de l’Everest, le soleil s’est levé, il était 5 heures du matin. La neige sous mes pieds a pris sa teinte de mandarine. Si je ne savais pas le bonheur de l’amour, la beauté des femmes, l’abandon des corps qui s’épousent, j’aurais pu croire que je vivais le plus beau et le plus grand jour de ma vie. Les antichambres ont parfois une belle saveur ! Voici pourquoi j’ai grimpé sans craindre d’en mourir.

(Dossier réalisé par Didier Arnaud, François Carrel et Fabrice Drouzy)