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Le procès du siècle

Jean Viard: «Les gens cherchent un art de vivre. Leur objectif est le bonheur»

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Pour le sociologue, la pandémie a profondément modifié le rapport au travail et aux lieux de vie. Et les conséquences sont loin d’être négatives.
L'épicerie associative Epivert a ouvert en novembre pour proposer une alternative aux grandes surfaces et retisser du lien social, à Cherveix-Cubas (Dordogne), le 20 mars 2021. (Thierry Laporte/Libération)
publié le 4 février 2022 à 10h44

Ce que nous venons de vivre avec la pandémie a bouleversé nos manières de faire et de voir les choses, explique le sociologue Jean Viard (1). Et quoi qu’on dise, les gens seraient plus heureux après la pandémie qu’avant, selon une étude réalisée par le laboratoire Elabe. «Cette société n’est pas à feu et à sang partout comme le signifient les médias, explique le chercheur. Les gens sont satisfaits de leur sort, évoluent dans cet univers du bonheur privé. Il y a une extraordinaire liberté de l’individu. L’idée centrale, c’est celle de la proximité. Les gens veulent se trouver proches de leur famille au sens territorial. Ils pratiquent le circuit court. La ville se trouve à un quart d’heure. Pendant la pandémie, les gens se sont repliés sur cette sphère intime. On s’est massivement tourné sur le local. Ce dont les gens rêvent, c’est d’avoir une vie concentrée, sur un territoire de proximité.»

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20 % des habitants aux Etats-Unis ont démissionné de leur job pour devenir indépendants. «En France, des petites librairies, des épiceries se développent un peu partout dans les zones rurales, montées par des gens qui ont préféré habiter à la campagne. Les gens cherchent un art de vivre. Leur objectif est le bonheur.»

«Transformer la politique territoriale»

«Les lignes culturelles ont bougé, souligne le sociologue. Les gens qui vivent à Tours [Indre-et-Loire, ndlr] ou Bourg-en-Bresse [Ain] ont désormais raison. Avant c’était Paris. Reste que travailler chez soi est envahissant pour la famille. Comment développer cette culture dans une entreprise publique ? Les résistances sont plus lourdes. Le télétravail peut devenir un moyen de rénover la fonction publique.»

Selon lui, ce mouvement est très fort. Les Français ont changé leur matelas, se sont mis au jardin, à la cuisine, et pour les plus riches, refait leur piscine… On compte dans le pays 16 millions de maisons individuelles et 12 millions d’appartements. Des millions de gens ont changé de lieu ou de travail. La géographie «affective» du territoire a changé. «Si les gens pensent que leur travail n’a pas de sens, ils s’en vont. On est au cœur d’une vague de changement. Ils se sont posé la question : “qu’est-ce que je fais de la vie qui me reste ?”» Le sens de la vie s’est replié sur le privé : 40 % des Français peuvent pratiquer le télétravail. L’essentiel des ouvriers habite à proximité de leur usine. Une des questions centrales est de bouleverser la politique du logement social pour leur permettre d’habiter plus proche de leur emploi.

«Il faut transformer la politique territoriale, poursuit Jean Viard. Permettre un travail à côté de la maison, par exemple dans des “tiers lieux[il y en a 2 800, en France aujourd’hui, ndlr]. Quand cela marche bien, cela peut être un incubateur, qui rassemble de la compétence. Aujourd’hui, on réorganise le lien autour du numérique. On s’est plongé dans ces réseaux : les WhatsApp familiaux ont pris une importance extraordinaire. La culture a basculé dans le numérique.»

«Tournant profond»

Concernant la crise sanitaire, Jean Viard parle de «tragédie créatrice. On a perdu entre 10 et 30 millions de vies, mais on en a en a sauvé 250 millions. La société matérialiste s’est battue pour les improductifs. Les vieux, les gros et les malades… C’est cela que l’histoire retiendra dans deux cents ans. Ailleurs, les populismes de la Hongrie et du Brésil n’ont pas connu de tels résultats. C’était pire !»

Pour le sociologue, il est positif de constater que nous avons «modifié nos façons de vivre partout, pour sauver des vies anonymes, et que cela ne se voit pas. On peut montrer les morts, les malades, mais pas les survivants. C’est un tournant profond dans la quête de sens des gens». Et c’est le rôle des intellectuels de montrer que cette «tragédie créatrice» a transformé l’humanité. Les gens cherchent un art de vivre. Leur objectif est le bonheur».

Jean Viard pense que malheureusement, ces thèmes ne seront pas abordés durant la campagne électorale, car les hommes politiques sont «formatés d’avance». Ils préfèrent parler de société au creux de la vague, sans savoir précisément «combien sont partis de chez eux et combien reviendront». Tout cela bouge, demeure profondément instable. Le rapport à la nature a changé partout. «Cette pandémie fonctionne comme un lanceur d’alerte qui a bouleversé l’humanité et est prête à modifier en profondeur nos modes de vie.»

(1) Auteur de La révolution que l’on attendait est arrivée (éditions de l’Aube)
Espace de débats pour interroger les changements du monde, le Procès du siècle se tient chaque lundi à l’auditorium du Mucem à Marseille. «Libération», partenaire de l’événement, proposera jusqu’en mars articles, interviews et tribunes sur les sujets abordés. Thème de ce lundi 7 février : «Nos manières d’habiter le monde sont-elles durables ?» Informations sur le site du musée.