Pendant deux ans, les philosophes Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc ont poursuivi un projet ambitieux : documenter les luttes féministes contemporaines par des entretiens avec des activistes, artistes, personnalités engagées dans différentes régions du monde. Cette enquête a pris la forme d’un livre le Peuple des femmes (publié chez Flammarion en 2022). Une collecte de réflexions que nous présentons ici jusqu’au festival Agir pour le vivant au mois d’août où plusieurs événements leur seront consacrés.
Pourquoi, selon vous, le corps des femmes est-il toujours attaqué, contrôlé par les hommes ?
Sans doute y a-t-il de nombreuses raisons et je vais en oublier car il faudrait des pages et des pages pour répondre à votre question. Je crois qu’à la base il y a quelque chose où se mêlent la frustration et la peur. Frustration, jalousie même relativement à la grossesse, d’où la valorisation, en compensation, des organes sexuels masculins et la dévalorisation des féminins. Peur de ne pas être le père de l’enfant à naître, d’où le contrôle. Mais peur aussi de la sexualité féminine, le «continent noir» de Freud à jamais mystérieux et subtil. D’où la domination, avec l’idée que la véritable sexualité, la sexualité de droit en quelque sorte, est la sexualité masculine, les femmes n’étant là que pour la satisfaire. Et la violence si elles refusent.
Qu’est-ce qu’un féminisme universel ? En quoi n’est-il pas la négation des différences ? Qu’est-ce concrètement qu’un «en commun» des femmes ?
Je prends le féminisme universel comme «chantier», c’est-à-dire comme toujours en construction à travers les revendications, les luttes, les mouvements. Universel n’est pas synonyme d’uniforme. Bien sûr qu’il y a des différences entre les femmes et que chaque lutte se déroule dans un contexte particulier. La situation des femmes en France n’est pas celle des femmes en Arabie saoudite, en Afghanistan ou en République démocratique du Congo. Mais les conquêtes gagnées ou à gagner sont le produit de combats conduits ou à conduire, décennie après décennie.
Et à chaque fois, à chaque époque et quel que soit le contexte, de quoi s’agit-il ? Il s’agit d’égalité et de liberté, il s’agit de mettre fin à une domination ?
Le chantier du féminisme universel est partout : il est dans la lutte des Saoudiennes pour avoir le droit de conduire une voiture, dans celui des Iraniennes de ne pas être obligées de se voiler, des Tunisiennes pour l’égalité dans l’héritage, des Françaises contre les féminicides, des Chiliennes contre les sévices sexuels subis dans les prisons, des Polonaises pour le droit à l’avortement. Ce ne sont que quelques exemples, je pourrais dresser une liste bien plus longue.
J’ajoute que dans un temps où les affrontements identitaires deviennent de plus en plus étouffants, l’universel retrouve sa force subversive, son potentiel émancipateur. Et pour ma part, je préfère mettre en avant les ressemblances plutôt que les différences
N’y a-t-il pas des liens forts entre mouvements féministes et luttes anticapitalistes ?
Le patriarcat n’est pas né avec le capitalisme. Que celui-ci puisse tirer profit d’une oppression des femmes, bien sûr. Cela est particulièrement évident dans le domaine du travail. Il y a une exploitation spécifique des femmes, emplois sous-payés, travail partiel, femmes comme variable d’ajustement, difficultés pour elles à monter dans la hiérarchie etc.
Mais la lutte pour l’émancipation, pour l’égalité et la liberté ne se confond pas selon moi avec la lutte anticapitaliste. Parfois même, au nom de l’anticapitalisme, le féminisme est combattu. Il faut se souvenir que, jusqu’au milieu du XXe siècle, le Parti communiste français qualifiait le féminisme de «bourgeois» et l’accusait de détourner les femmes de la classe ouvrière du combat essentiel, celui contre le capitalisme. Moyennant quoi le même PCF considérait que la lutte pour la libéralisation de l’avortement, pour ne prendre que cet exemple, était une lutte de bourgeoises qui ne concernait pas les ouvrières. Un comble, puisque «les bourgeoises» avaient les moyens financiers de partir avorter dans les pays où c’était possible, tandis que «les prolétaires» en étaient réduites à l’avortement clandestin, souvent dans des conditions qui mettaient en péril leur santé et même leur vie.
Aujourd’hui certains courants politiques affirment que l’abolition du capitalisme entraînerait forcément l’abolition du patriarcat et que donc les deux luttes sont synonymes. Je ne partage pas cette idée. Et même je la trouve dangereuse car au nom d’une radicalité anticapitaliste, le risque existe de renvoyer les luttes féministes au rang de front secondaire comme historiquement la gauche l’a fait pendant des siècles. Alors oui aux alliances, aux articulations, aux croisements mais l’autonomie des mouvements féministes et leur non-subordination à d’autres enjeux sont indispensables.
Peut-on dire que #MeToo dessine une révolution des luttes féministes, une prise de conscience inédite et mondiale quant aux violences faites aux femmes ?
Les luttes contre les violences n’ont pas commencé en octobre 2017 avec #MeToo puisqu’elles sont hélas l’une des thématiques constantes des mouvements féministes. Mais #MeToo en est un temps fort et est aussi un très bon exemple d’un universel concret et en acte.
Il s’agit en effet d’un mouvement qui en un temps court a connu une triple extension : extension géographique avec des milliers de femmes de tous les continents qui se sont emparées du mot dièse et l’ont adapté à leur situation ; extension sociale puisqu’au fil des mois et années des prédateurs machistes de tous bords ont été mis en cause, riches et pauvres, dominants et dominés, blancs et noirs, de droite et de gauche, du Nord et du Sud, chrétiens, musulmans, juifs, athées… ; extension de contenu avec l’articulation de l’espace privé – violences conjugales, familiales – et de l’espace public – la rue, les lieux d’étude, de travail, de distraction, de militantisme.
Pourquoi ? Parce que les violences contre les femmes sont hélas universelles, elles concernent toutes les femmes par-delà les différences de classe, de culture, de religion, de pays, d’histoire. Ces différences ne sont pas gommées mais elles sont dépassées dans des luttes qui entraînent bien plus que les militantes féministes avérées. Sous cet angle, on peut faire un rapprochement avec la lutte pour le droit à l’avortement qui lui aussi dépasse les différences quelles qu’elles soient. Selon moi, ces deux enjeux appartiennent à la catégorie des fondamentaux du féminisme et autorisent un «nous les femmes» parce qu’ils renvient tous deux à leur corps, corps où s’exerce une domination et où se joue une libération. Les luttes contre les violences disent aux hommes «mon corps n’est pas à votre disposition».
On peut cependant deviner que #MeToo ne fait pas que récuser l’appropriation du corps des femmes mais questionne cette conception encore largement répandue selon laquelle les hommes auraient des besoins sexuels importants qu’ils devraient impérativement satisfaire. #MeToo refuse et les violences et une certaine vision des sexualités masculine et féminine, celle qui apprend aux hommes à céder à leurs désirs, et aux femmes à céder sur leurs désirs.