Les samedi 9 et dimanche 10 avril, le musée du quai Branly – Jacques Chirac organise une nouvelle édition de «L’ethnologie va vous surprendre ! Deux jours pour explorer le XXIe siècle sur le thème de l’invisible». Partenaire de l’événement, Libération publiera ce jeudi un supplément dans le quotidien et un dossier spécial à retrouver sur notre site.
Certaines choses échappent à nos sens, et pourtant nous les percevons : la gêne d’un interlocuteur, ou les pensées qui lui traversent l’esprit. L’ethnologue Charles Stépanoff a exploré le rapport à l’invisible qu’entretiennent les peuples de Sibérie dans Voyager dans l’invisible (La Découverte, 2019) et a observé une étonnante proximité avec les chasseurs français qu’il détaille dans l’Animal et la mort (La Découverte, 2021).
Qu’est-ce que l’invisible et comment l’imagination permet-elle de l’explorer ?
Je me suis intéressé à l’invisible lors de mes enquêtes de terrain chez les Tuva en Sibérie du Sud, qui parlaient souvent d’un certain nombre de choses qu’on ne perçoit pas avec les yeux ou les oreilles. Ce ne sont pas pour autant des choses qui n’existent pas : on peut en avoir des perceptions non sensorielles. Tout le monde en fait l’expérience en ayant des rêves, ou des voyages mentaux, comme lors d’une petite rêverie. Dans les relations humaines, l’invisible, ce sont les émotions et les pensées de nos interlocuteurs ; dans la relation à l’environnement, cela peut être la manière dont une montagne ou un renne perçoivent et réagissent à l’activité humaine.
Pour comprendre la subjectivité d’un humain, nous nous aidons du langage. Mais pour comprendre celle du renne ou de la montagne, il faut faire travailler l’imagination, qui est cette disposition humaine à sortir de l’ici et maintenant, à aller au-delà de ce qui est directement perceptible.
Vous décrivez le chamanisme comme un «ensemble de techniques et de dispositif permettant le partage et la transmission d’expériences imaginatives». Ce ne sont donc que des «expériences imaginatives» ?
J’ai voulu rejeter l’approche occidentale, héritée de la tradition grecque, qui oppose l’imagination et la réalité. Ce n’est pas ainsi que la question se pose chez les Tuva ni chez d’autres peuples de Sibérie. Certes, ils se demandent sans cesse si un chamane a des dons authentiques, s’il peut «voir à travers», ou si c’est un charlatan. Mais ces interrogations ne remettent pas en cause l’activité imaginative ou onirique. Certains rêves disent vrai, d’autres disent faux. Plutôt que de se demander «est-ce que c’est réel ou non», je préfère une approche pragmatique : quel type de relations au vivant construit l’usage de l’imagination dans cette société ?
L’usage du rêve nourrit des relations concrètes, riches, profondes et ritualisées avec les animaux et les plantes. L’imagination ne nous fait pas sortir du réel, elle approfondit la relation au monde. Cela implique que l’on va prélever dans la faune ce dont on a besoin mais pas plus, parce que les animaux que l’on chasse le jour sont ceux que l’on côtoie la nuit en rêve, on fait partie d’une totalité à leurs côtés. Il y a des écologies du rêve, c’est pour cela que le chamane yanomami Kopenawa dit aux Occidentaux : «Vous détruisez la forêt amazonienne parce que vous ne savez plus rêver.»
Quel est le rapport des sociétés occidentales à l’invisible ?
Nous sommes dans des sociétés qui ont atteint un degré maximum de hiérarchie dans l’usage de l’imagination : le cinéma et les séries ont développé une efficacité inégalée dans le guidage de l’imagination. Mais cela signifie que l’essentiel du travail imaginatif est délégué à une élite de créateurs – les artistes – pour une masse de consommateurs. Quand on prend conscience des enjeux politiques et écologiques de l’imagination, on comprend que c’est une nouvelle gouvernementalité cognitive qui s’est mise en place. Par ailleurs, notre production culturelle, centrée sur elle-même, établit une distinction très forte entre fiction et réalité. Alors que les usages traditionnels de l’imagination sont complètement orientés vers l’extérieur : ils visent à tourner l’individu et la société vers les subjectivités non humaines.
Les chasseurs Français que vous avez étudiés ont-ils conservé la faculté de «faire émerger l’invisible du visible» que vous observiez chez les chasseurs tuva ?
Tout à fait. La chasse dans les milieux populaires, tout comme la chasse à courre, échappe à l’industrie de l’imagination : il s’agit d’entretenir un rapport direct au milieu vivant, fondé sur la confrontation, la reconnaissance de l’intelligence des bêtes, de leur capacité à vous tenir en échec. J’ai constaté que, comme chez les chasseurs de Sibérie, les chasseurs français, surtout les jeunes, font des rêves très agités avant la chasse. C’est l’occasion pour eux de visiter le monde intérieur des animaux, de prévoir de façon onirique le comportement du gibier le lendemain, les chemins par lesquels ils vont se cacher – il leur est fréquent de rêver qu’ils sont le sanglier. En France, l’exploration de l’invisible reste une expérience très individuelle : on raconte peu ses rêves tandis que, dans d’autres sociétés, ce sont des expériences fortement socialisées.