L’incertitude n’est-elle qu’humaine ? Est-elle située, a-t-elle une histoire ? Liée au savoir, elle en déplace les lignes en soulevant le doute, mais elle se signale surtout comme un principe, qui nous rappelle, face au réel, notre double position d’observatrice-actrice, d’observateur-acteur. Position délicate, qui éclaire et transforme le monde auquel nous (nous) tenons. L’incertitude est en ce sens toujours en décalage, dans l’après-coup. C’est un doute qui «vient après la croyance», disait Wittgenstein, une imprécision fabriquée, un flou artistique : «Rien ne m’est sûr que la chose incertaine», déclare François Villon dans une Ballade du concours de Blois.
Car l’incertitude n’est pas seulement un état d’esprit qui déplace, c’est un sentiment qui bouleverse, et qui engage le corps. «Le fondement d’une histoire d’amour, c’est l’incertitude», affirmait Oscar Wilde. Rarement rose, l’incertitude du lendemain oblige souvent simplement à l’action pour survivre. Comme le doute, elle a partie liée à la peur, parce qu’elle met au jour la vie dans sa fragilité : elle aiguise une conscience du présent que partagent les autres êtres vivants. Le sentiment d’urgence qu’elle active alors, loin d’être dans le simple après-coup, rend sensible au déchirement du temps. C’est l’instant de la rencontre avec l’autre, humain ou non-humain, le point de bascule qui oriente les lignes de vie – qu’il soit vécu, selon les cultures, comme aléatoire, provoqué ou destinal. Dès lors, l’incertitude dans son mystère est étroitement liée à la précision de l’événement qu’elle couvre, pour le meilleur ou pour le pire ; elle est, à proprement parler, historique, et toujours relative. Lucrèce, dans son De natura rerum, lui avait dédié une belle théorie des atomes, qui souligne les déplacements de trajectoires.
«L’homme égaré qui ne sait où il va»
La langue française a inventé pour elle un mot : «aventure», associé dans la culture médiévale occidentale à la naissance de la fiction, d’abord soucieuse d’exalter les possibles. L’errance chevaleresque n’avait rien de mélancolique, elle faisait «l’éloge du risque» en allant au-devant de l’épreuve pour ouvrir le monde et s’ouvrir à lui, percer ses zones de blanc ou d’ombre, comme Perceval en quête du graal. Ici, l’aventure ne vient pas combler un ennui, mais fait coïncider le sentiment intérieur d’être soi et de trouver sa place, elle fait de l’action pour la communauté le lieu d’un accomplissement possible.
Mais il est vrai que l’incertitude, en tant que sentiment, fait spécialement retour dans les périodes de crise. Son omniprésence dans la langue est souvent le signe d’un bouleversement de grande amplitude. A la fin du Moyen Age, le cortège de catastrophes qui jalonnent l’Europe en un siècle multiplie les témoignages alarmés face à une époque qui vit aussi une révolution technologique et socioculturelle, époque charnière à laquelle nous sommes aujourd’hui redevenus sensibles : elle nous transmet des modèles pour penser notre contemporain et panser nos plaies, tracer nos chemins bifurqués. L’errance devient synonyme de perte de repère : Charles d’Orléans, autre prisonnier poète, se dit «l’homme égaré qui ne sait où il va». Comme lui, la création plonge sa plume dans un encrier de mélancolie, mais invente aussi des formes nouvelles pour doubler la complexité du monde et se mettre à la hauteur de ses bifurcations imprévues : «Rien n’est sans si…» reprend un refrain du prince. Alors ? Le Moyen Age, sous toutes ses formes, nous enseigne des manières d’avancer dans l’obscurité.