Les samedi 9 et dimanche 10 avril, le musée du quai Branly-Jacques Chirac a organisé une nouvelle édition de «L’ethnologie va vous surprendre ! Deux jours pour explorer le XXIe siècle sur le thème de l’invisible». Partenaire de l’événement, Libération a publié jeudi dernier un supplément dans le quotidien et un dossier spécial à retrouver sur notre site.
«Rendre présent les esprits et les Dieux.» Vaste programme auquel se sont attelés, dimanche 10 avril, dans le théâtre du musée du quai Branly, Vinciane Pirenne-Delforge, historienne, professeure au Collège de France et Philippe Descola, anthropologue, également professeur au Collège de France. Un débat animé par Philippe Charlier, directeur de la recherche et du développement du musée dans le cadre de la dernière édition de «L’ethnologie va vous surprendre ! Deux jours pour explorer le XXIe siècle sur le thème de l’invisible». Questions /réponses.
A quoi correspondent les mondes invisibles ?
Selon Philippe Descola : «Pour les populations animistes, au sein desquelles il est normal de considérer que les non-humains possèdent une subjectivité, chaque forme de vie a un corps qui lui est spécifique et lui permet d’agir dans le monde de façon particulière. Les populations qui développent leurs façons de percevoir les continuités et les discontinuités entre humains se trouvent notamment en Amazonie, au nord de l’Amérique du Nord et en Sibérie. Elles constituent ce qu’on nomme un «archipel animiste». Là, l’invisible est ce qui est imparfaitement détectable par des moyens ordinaires.»
Qui sont ces esprits ?
«Il s’agit principalement d’esprits de gibier. Dans ces populations, la chasse joue un rôle très important. Il faut s’entendre avec les animaux, mais également avec les esprits qui contrôlent ces animaux. La plupart des afflictions des corps et de l’âme sont provoquées par le fait qu’on mange des animaux. Ils ont une intériorité, une âme. Lorsqu’on les boulotte, on boulotte leur subjectivité. Cela, c’est très dangereux !» tranche l’anthropologue.
Le chamanisme serait ainsi ce «moyen d’enterrer les conséquences dramatiques du fait que le grand péril de notre humanité est que la nourriture est essentiellement composée d’âmes». Ces esprits des âmes incorporées. Des enveloppes physiques que les êtres endossent ou dont ils se débarrassent, dans certaines circonstances, pour en adopter d’autres. Sous le costume, se cache un être qui se voit comme un humain. Et va, à un moment donné, révéler sa personnalité humaine. L’esprit va se révéler humain.
«Lorsqu’il apparaît en rêve, il manifeste son identité. Par exemple, en portant sur l’épaule la forme miniature du corps qu’il endosse régulièrement. L’invisible c’est cela : un monde immanent qui nous est familier, et dans lequel on est jamais sûr de l’identité réelle des êtres avec lesquels on interagit au quotidien», détaille Philippe Descola
Comment interagir avec les esprits ?
Pour Philippe Descola, le chamane est souvent un médiateur. Même si, selon lui, à peu près tout le monde peut «entrer en contact avec ces présences invisibles, par les rêves et les visions». «L’oniromancie» est, pour l’anthropologue, cette façon universelle de prédire l’avenir. Elle est fondée sur l’interprétation des images oniriques, selon des modalités standardisées dans chaque population. Elle agit lors du sommeil. L’âme va se dégager des contraintes du corps et entrer en contact avec d’autres esprits. Et de citer en exemple ce rêve : «Quelqu’un qui était mort récemment est apparu tout ensanglanté. En fait, l’âme de cette personne s’était incorporée dans un chevreuil et le rêveur avait commis cette faute impardonnable de tirer sur la bête alors que l’animal est une des étapes de la réincarnation de l’âme des morts.»
Et dans l’Antiquité grecque ?
Pour Vinciane Pirenne-Delforge, l’oniromancie est bel et bien un concept grec. «Nous ne sommes pas dans une société animiste. Donc la catégorisation des êtres supra humains se fait différemment. Le rêve peut être un moyen d’avoir un signe divin. Moi, dans ma pratique, je ne peux pas faire des observations de terrain, mais j’ai des médiations textuelles. Il existe bon nombre de dédicaces au IVe siècle avant notre ère. Des messages, parfois à la suite d’un rêve, venu sur ordre du dieu. On observe cette démarche fascinante de la consultation : quand vous êtes atteint d’une maladie, vous pouvez aller dans un sanctuaire. Vous espérez que le Dieu apparaisse en rêve, fasse le diagnostic et vous donne le remède.» L’historienne insiste : «On a parlé de chamanisme grec, mais il faut rester prudent… Le contexte est différent. Il n’y a pas de figure aussi systématiquement engagée dans le rapport avec un Dieu en Grèce. Dans les récits mythiques il y a des personnages qui ont des contacts privilégiés avec des figures, mais cela reste très fugace.»
Au final, «les anciens avaient une vision toute différente de la vie et de la mort. Dans les récits des mythes grecs, il y a des figures chimériques au sens propre, associées à un passé lointain. Il s’agit d’un invisible repoussé dans le temps des origines. Il n’est pas susceptible de revenir sur le devant de la scène».