Professeure en sciences cognitives à l’Ecole normale supérieure, Coralie Chevallier est l’autrice avec Mathieu Perona de Homo sapiens dans la cité. Comment adapter l’action publique à la psychologie humaine (Odile Jacob, 2022). Elle participera à la table ronde «Décider en situation incertaine : exemple de la crise sanitaire» ce vendredi à 19 heures.
Avant de nous engager pour une cause, nous voulons avoir la certitude que les autres agissent également. Pourquoi ?
Il s’agit d’un mécanisme inconscient pour nous assurer que notre action aura un résultat. Le succès d’une mobilisation ne repose pas sur nos seules épaules : il dépend d’un engagement collectif, et pas seulement individuel. Par exemple, si mon objectif en tant qu’éleveur est de ne pas surexploiter les terres mais que je suis le seul à respecter la temporalité des sols, et que dès que j’ai enlevé mon troupeau d’une parcelle un voisin vient s’y installer, mon action n’aura eu aucun effet. Notre cognition sociale nous invite donc à nous assurer que les autres agiront aussi, au moins à même hauteur que nous, avant d’entreprendre une action.
Cela vient du fait que nous sommes des êtres extrêmement sociaux, c’est-à-dire que les bénéfices que nous avons à coopérer sont très importants. A l’inverse d’autres espèces de primates, un humain isolé du groupe ne peut pratiquement pas survivre. Dans une espèce sociale, il faut montrer que l’on est un bon coopérateur – c’est ce qui nous pousse à faire très attention à notre réputation. C’est aussi ce qui nous incite à surveiller le comportement des autres, pour détecter d’éventuels tricheurs. Ni profiter ni se faire exploiter : nous visons instinctivement à adopter un juste milieu. D’une certaine manière, c’est une bonne nouvelle pour déclencher des mobilisations collectives, car nous sommes faits pour coopérer ; mais il faut parvenir à provoquer les conditions de la coopération, la première d’entre elles étant que tout le monde fasse sa part.
Or nous avons parfois tendance à attendre que les autres fassent le premier pas ?
Plus encore : d’après une étude récente conduite aux Etats-Unis, nous sous-estimons le degré d’engagement des autres. Pour lever ce frein, il faut lutter contre cette ignorance pluraliste, c’est-à-dire l’ignorance de ce que les autres sont en train de faire. Les moyens de le faire sont multiples ; cela peut par exemple passer par une campagne de communication. Il vaut mieux alors être le plus précis possible : plus le message est spécifique, plus il a de chances de convaincre. Dans un restaurant universitaire, afficher «X% des étudiants de ce self ont adopté un régime végétarien» aura plus d’impact qu’un message vague comme «on est tous prêts à lutter contre le réchauffement climatique».
La récente attention portée aux jets privés est-elle une conséquence de nos mécanismes de cognition sociale ?
Tout à fait. Ces signes ostentatoires de consommation intense nous semblent intolérables parce qu’ils sont le symbole que chacun n’est pas en train de faire sa part. C’est pour cela qu’il y a une différence fondamentale entre interdire des comportements, et instaurer une taxe : la seconde option implique que certains conservent la possibilité de le faire, et notre cognition sociale résiste à ce genre de dérogation. On n’aime pas l’idée qu’il y ait un droit à polluer, de la même manière qu’on n’a pas envie qu’il puisse y avoir un droit à tuer.