L’année 2022, ça devait bien se passer. Omicron avait flambé un peu pour le nouvel an, certes, mais on voyait le bout du tunnel Covid. Et d’ailleurs, le 20 janvier, Jean Castex (rappelez-vous, Jean Castex) nous avait annoncé le retour de la bamboche. Un pass vaccinal et c’était reparti, ou presque. Le virus était encore là, bien sûr, mais il n’allait plus tout régenter.
On y a cru pendant deux petits mois, au retour des «jours heureux» (le communiste Fabien Roussel en a même fait son slogan pour la campagne présidentielle), et puis la guerre est revenue. La vraie, violente, meurtrière. Sanglante. Quand le 24 février, Vladimir Poutine a lancé ses chars à l’assaut de l’Ukraine, on a compris que 2022 traînerait avec elle son cortège d’horreurs. Sont venus le massacre de Boutcha, le siège de Marioupol, le charnier d’Izioum, les bombardements sur Kyiv, Karkhiv ou Odessa, la centrale de Zaporijia, la terreur sur tout un pays… Et s’il y a un président qui a marqué l’année, il s’appelle Volodymyr Zelensky : peu d’entre nous connaissaient son nom au 1er janvier, sa silhouette et son treillis nous sont désormais familiers, incarnant la résistance et l’héroïsme de tout un peuple.
Garder la tête haute
Présidentiellement parlant, on s’était pourtant préparé à autre chose. Mais les rebondissements franco-français de la campagne élyséenne ont peiné à trouver leur place face aux nouvelles tragiques du Donbass : la vraie-fausse candidature de Taubira, le soufflé Zemmour qui se dégonfle, les crashs stratosphériques de Valérie Pécresse ou d’Anne Hidalgo… Et Mélenchon qui échoue de peu à faire barrage à la répétition du second tour annoncé depuis cinq ans : un désespérant remake Macron-Le Pen. La gueule de bois législative, avec sa majorité relative entraînant une valse de 49.3 et de motions de censure – mais surtout son contingent de députés frontistes qu’on n’avait pas vus venir –, achèvera, malgré une union de la gauche en forme de divine surprise, de laisser un goût amer à la séquence, que le remplacement laborieux de Jean Castex par Elisabeth Borne à Matignon ne dissipera pas. L’Assemblée est peu à peu devenue le lieu d’affrontements violents où la guérilla parlementaire permanente exacerbe le climat politique, jusqu’à faire ressurgir sur les bancs du RN un racisme qu’il cherchait, en vain, à gommer.
Au sang ukrainien, s’ajouteront tout au long de l’année des violences qu’on pensait ne plus revoir : l’assassinat d’un homme politique en plein meeting, le Japonais Shinzo Abe (sans parler de la tentative contre l’Argentine Cristina Kirchner) ; l’attaque au couteau contre Salman Rushdie, renvoyant brutalement à des heures terroristes qu’on voulait croire moins prégnantes ; une fusillade de masse en milieu scolaire comme les Etats-Unis n’en avait pas connue depuis dix ans, à Uvalde au Texas (21 morts dont 19 enfants de 10 ans). Mais le sang de 2022, c’est aussi celui des femmes américaines, qu’une décision de la Cour suprême a renvoyées à l’époque où l’avortement était un crime, au bon vouloir de chaque Etat. Celui de Lola, une enfant de 12 ans, dont le meurtre sauvage au cœur de Paris bouleversa la France entière. Celui des femmes iraniennes, versé pour vouloir garder la tête nue, la tête haute – Téhéran se livrant sur son peuple à une répression sauvage, multipliant condamnations à mort et exécutions.
Job datings et pots de moutarde
Et la planète à son tour s’est rappelée à notre bon souvenir : l’interminable canicule qui a frappé l’Europe en plein été – qui a dessillé certains yeux obstinément fermés sur le changement climatique – n’est qu’une petite partie d’un dérèglement général qui a secoué le globe comme jamais durant toute l’année (une canicule à l’intensité jamais vue en Inde au printemps, des inondations monstres au Pakistan en août, une sécheresse historique en Chine et tant d’autres épisodes qualifiés de «hors norme» alors qu’ils le sont de moins en moins). Le tout parachevé, pour ce qui concerne la France (mais aussi l’Espagne ou le Portugal), par une vague d’incendies géants à l’ampleur inédite, avec des départs de feu par centaines, des milliers d’hectares partis en fumée y compris dans des régions, comme la Bretagne, que, naïvement, on n’imaginait pas menacées. Et ce verdict de Météo France, tombé en décembre : 2022 est l’année la plus chaude jamais mesurée en France. 2022, une année à feu et à sang, donc.
Et une anormalité qui s’invite dans notre quotidien. 2022 au jour le jour, c’est d’abord l’inflation, les prix qui s’envolent dans des proportions impressionnantes et des salaires qui stagnent, déclenchant une grève des raffineries faisant tache d’huile dans de nombreux secteurs, révélatrice d’une colère sociale qui n’en finit pas de gonfler. Car si la guerre en Ukraine est devenue si réelle pour tous, elle le doit aussi, hélas, à l’escalade vertigineuse des prix qu’elle a provoquée, notamment ceux de l’énergie. Pourra-t-on se chauffer cet hiver ? Y aura-t-il du courant pour tout le monde ? Une question qu’on n’aurait jamais imaginé se poser, d’autant qu’on nous avait vendu une sécurité fondée sur le graal nucléaire dont la fragilité (un nombre invraisemblable de réacteurs en carafe ou en révision et un EPR toujours dans les choux) est apparue au grand jour au pire moment. Car 2022, c’est aussi l’année où ce qui semblait naturel, ce qui semblait relever d’un contrat social minimal, s’est étiolé jusqu’à rompre. Se déplacer, se soigner, s’instruire ne sont plus des évidences : la France est plus qu’à l’os et l’Etat se montre dans l’incapacité de remplir sa part du contrat. Plus assez d’enseignants, on doit en recruter en dix minutes lors de job datings humiliants pour une éducation nationale mise à nu. Plus assez de médecins, certaines urgences ont dû fermer la nuit coupant ce qui était parfois le dernier fil sanitaire dans des déserts médicaux. Plus assez de conducteurs pour faire rouler des trains ou des bus permettant d’aller travailler, la misère des RER ou des TER bondés ou supprimés apparaît criante face à des TGV à la tarification ahurissante… Les pénuries transforment les services publics en services étiques.
On n’avait pas idée non plus que les rayonnages des supermarchés deviendraient parfois désertiques, et la moutarde un produit de luxe, qu’on économiserait nos bouteilles d’huile jusqu’à la dernière goutte, à l’instar de l’essence de nos voitures.
Mais 2022 fut aussi une histoire de gifles : de celle de Will Smith à la cérémonie des oscars à celle qu’Adrien Quatennens a reconnu avoir donnée à sa femme. Une affaire de violences conjugales qui – jumelée temporellement à celle concernant Julien Bayou, d’une tout autre nature – a transformé la rentrée de la gauche en chemin de croix et achevé de propulser sur le devant de la scène l’écoféministe Sandrine Rousseau. Perpétuellement prise à partie pour ses prises de position radicales, la nouvelle députée EE-LV de Paris cristallise et alimente les débats : du barbecue genré au droit à la paresse, chacune de ses interventions enflamme les réseaux sociaux (notamment un Twitter devenu champ de bataille que s’est finalement arrogé pour 44 milliards de dollars et pour le dynamiter un très inquiétant Elon Musk). Sandrine Rousseau s’est, de fait, imposée comme le visage de la lutte des femmes. Une lutte dont 2022 aura encore démontré l’étendue du chemin qui reste à parcourir : du procès Amber Heard-Johnny Depp aux Etats-Unis, aux nouvelles révélations en France sur PPDA en passant par l’affaire Laurent Bigorgne ou le scandale Damien Abad, les violences sexistes et sexuelles gangrènent toujours, cinq ans après #MeToo, tous les étages d’une société qui ouvre trop lentement les yeux sur la domination masculine.
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La révérence d’Elizabeth
Sur le front électoral également, 2022 aura proposé des confrontations extrêmement clivées : annoncées catastrophiques pour Biden, les midterms ont finalement affaibli Donald Trump, pour un temps au moins, tandis qu’au Brésil, l’affrontement entre le phénix Lula et l’extrémiste Bolsonaro a tourné d’un cheveu à l’avantage du premier. A l’inverse, en Italie, c’est l’héritière du parti fasciste, Giorgia Meloni, qui a remporté la mise, et l’insubmersible Nétanyahou retrouve le pouvoir en Israël. Mais à l’étranger, c’est sur le Royaume-Uni que nos yeux, quand ils se détournaient de l’Ukraine, se seront le plus souvent posés cette année. Un pays qui semble faire naufrage, enfin débarrassé du bouffon Boris Johnson… pour tomber dans les mains d’une Liz Truss démonétisée en à peine six semaines. Avant d’être remplacée par Rishi Sunak, la Première ministre la plus éphémère de l’histoire du pays aura pourtant croisé sa monarque la plus durable, car c’est durant son mandat que l’inévitable, redouté par tout un pays, a eu lieu : après un jubilé fragile et solennel en juin, Elizabeth II a tiré sa révérence en septembre. Un décès qui éclipse presque à lui seul la litanie des morts de l’année, à part peut-être celui de Jean-Luc Godard…
Il était une fin
2022, ça aurait pu bien se finir. On n’était pas qu’un peu écartelés par cette Coupe du monde hivernale, et ces ballons roulant dans des stades bâtis sur le sang des travailleurs morts durant leur construction, dans un pays où les droits élémentaires sont bafoués. La fièvre de la compétition a pris le dessus, sans qu’on en soit fiers, mais comment ne pas s’enflammer quand le Maroc parvient héroïquement en demi-finale et quand les Bleus sont à un cheveu de ramener la coupe à la maison ? Difficile de snober cette finale folle dont on a cru qu’elle ne pouvait plus leur échapper, tant ils revenaient de loin. Le sacre pourtant sera argentin.
Sinon, cette année, la planète a accueilli son huit milliardième être humain et «brouteur» est entré dans le dictionnaire (mais les arnaques au CPF ou à la carte vitale n’ont pas faibli). Brigitte Giraud a obtenu le prix Goncourt et Charles Caudrelier a gagné la Route du Rhum. Le Danois Jonas Vingegaard a remporté le Tour de France et le Suédois Ruben Ostlund la palme d’or à Cannes. On a dit adieu à Plus Belle la Vie et au revers de Roger Federer. Karim Benzema a décroché le ballon d’or et Annie Ernaux le Nobel de littérature. L’Eurovision ? L’Ukraine.