Woke
On a d’abord cru à un courant culinaire asiatique à base de poêlée aux crevettes et au tofu, ça n’avait en fait rien à voir avec la choucroute. On a pensé aussi aux Ewoks, ces bêtes à poils qui rejoignent la cause de Luke Skywalker, Han Solo et Princesse Leia dans le Retour du jedi, mais non, l’affaire est bien plus grave. Le «wokisme», c’est la nouvelle bête noire de Jean-Michel Blanquer, Eric Zemmour, Alain Finkielkraut, Raphaël Enthoven, Michel Onfray et autres (la liste est longue, très longue). Le wokisme, on l’agite pour diaboliser les revendications féministes, antiracistes, décoloniales, voire sociales et environnementales. Une nouvelle arme politique pour discréditer la gauche et ses luttes émancipatrices. Le wokisme, c’est le nouveau point Godwin de la conversation publique. Qui s’est immédiatement invité dans la campagne présidentielle. Le wokisme n’a pas toujours été une insulte. «Woke», avec un e, de l’anglais woke, comme «éveillé» aux discriminations en tout genre, trouverait son origine dans la lutte pour les droits des Noirs aux Etats-Unis. Dans les années 1960, Martin Luther King exhortait les jeunes Américains à «rester éveillés». Plus récemment, le mot est repéré dans une chanson de la diva américaine Erykah Badu. «I stay woke», dit-elle comme un mantra dans son titre Master Teacher, en 2008, pour manifester sa prise de conscience des injustices sociales et raciales. L’expression devient un slogan pancartisé par les militants de Black Live Matter qui revendiquent une posture combative, intransigeante, face aux violences policières et au racisme des institutions. Le wokisme est récupéré par la droite conservatrice pour le railler comme un nouvel instrument de «censure». Le début du procès en sorcellerie. Le mot traverse l’Atlantique. Quasi inexistant dans les médias français en 2020 – occupés à débattre d’«islamo-gauchisme» –, le concept tient désormais une place de choix dans une certaine presse (le Point, le Figaro, Valeurs actuelles…), qui entretient le frisson du «on ne peut plus rien dire» : le «wokisme» est le nouveau «politiquement correct». Aux politiques et polémistes de la réaction de le brandir pour envoyer l’adversaire au tapis sans avoir à argumenter. Sandrine Rousseau ? Reine des wokes. Le dernier James Bond ? Woke. Le pronom «iel» ? Wokisme ! L’ironie étant que le terme reste très largement méconnu de la population française. Un sondage de l’Ifop pour l’Express conclut que seuls 14 % des Français interrogés ont entendu parler de ce concept et seuls 6 % savent de quoi il s’agit. S.B.
CBD
Trois initales omniprésentes. Trois petites lettres qui ont rythmé l’année, tant dans les prétoires que dans les échoppes spécialisées. Tisanes, huiles sublinguales, cosmétiques à base d’un soupçon de la molécule, fleurs à «infuser», tout est commercialisable dans le CBD. Cousin du prohibé THC (delta-9-tétrahydrocannabinol) aux effets psychotropes, le CBD (pour cannabidiol) est partout. Condamnée en novembre 2020 par la Cour de justice de l’Union européenne qui a jugé illégale l’interdiction de la molécule, la France a depuis été obligée de revoir sa législation. Premier producteur européen de chanvre, Paris n’autorisait jusqu’alors que l’usage des fibres et des graines de cannabis, utiles dans les matériaux de construction et dans l’isolation. Désormais la culture, l’importation, l’exportation et l’utilisation industrielle et commerciale sont autorisées pour toutes les parties de la plante de chanvre. Selon les professionnels du CBD, le secteur pourrait générer près de 100 000 emplois. Toutefois, la France ne profitera pas entièrement de l’or vert : l’Etat a décidé d’exclure la vente aux consommateurs de fleurs de cannabis dans leur forme brute, pourtant utilisée par beaucoup pour la fumette relaxante et pas planante. C.D.-B.
Pandora Papers
3 octobre. C’est la livraison automnale du consortium international des journalistes issus de 150 médias. Douze millions de documents confidentiels qui ont «fuité» de 14 cabinets de conseil spécialisés dans les montages offshore. En français, la création de sociétés dans des pays ou la fiscalité est on ne peut plus douce voire inexistante tels que Hongkong, les Îles vierges britanniques ou Chypre. Les bénéficiaires sont des élus de premier plan comme l’ex-Premier ministre britannique Tony Blair, des artistes comme Shakira Julio Iglesias ou Elton John, ou encore des sportifs comme l’ancien entraîneur du club de foot de Barcelone, Pep Guardiola, ou le tennisman Guy Forget. Le nom de Dominique Strauss-Kahn est également cité. Le mode opératoire reste souvent le même. Ces riches contribuables transfèrent des sommes d’agent importantes vers des entités spécialement créées dans des paradis fiscaux. Ces fonds échappent ainsi à l’impôt dans leur pays d’origine. Les documents révélés posent la question de l’efficacité des mesures européennes de lutte contre l’évasion fiscale. En l’occurrence l’échange automatique de données entre administrations fiscales et la fin du secret bancaire. Des dispositifs qui visiblement butent sur la créativité des marchands de structures offshore. F.Bz.
#Metooinceste
Janvier. Ce fut d’abord une voix. Celle de Camille Kouchner, qui, dans la Familia Grande, publié le 7 janvier, accuse son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, d’inceste sur son frère jumeau, lorsqu’il était adolescent. Ce furent ensuite des milliers d’autres voix, qui toutes, ont entrepris de raconter des histoires similaires, faites d’injonctions au silence, de culpabilisation, de sidération. Réunies sous le hashtag #MeTooInceste sur les réseaux sociaux, tous et toutes ont révélé l’ampleur des violences sexuelles incestueuses : selon un sondage Ipsos réalisé pour l’association Face à l’inceste en novembre 2020, un Français sur dix dit en avoir été victime. En réponse, le gouvernement a lancé fin janvier une Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), coprésidée par le juge des enfants Edouard Durand et Nathalie Mathieu, directrice de l’association Docteurs Bru, qui accueille et accompagne des jeunes filles victimes. Dotée d’un budget de quatre millions d’euros, la Ciivise a lancé un vaste appel à témoignages, qui serviront à formuler des préconisations à l’égard des pouvoirs publics, attendues en 2023. V.B.
«Squid game»
Septembre. Un feu de bengale, éblouissant d’intensité. 63 millions en première semaine, 448 millions la suivante, 571 millions en troisième semaine… Le nombre d’heures passées par les abonnés Netflix (si l’on en croit les données communiquées par la plateforme) devant la série Squid Game donne le tournis. Sorti de nulle part, quasiment pas marketé avant l’emballement populaire fin septembre, ce mix coréen entre Fortnite et Intervilles est venu pulvériser le phénomène Lupin devant lequel la France entière se pâmait quelques mois plus tôt. Au bouche-à-oreille a succédé un battage médiatique rocambolesque, les chaînes d’infos en continu en venant à commenter les ruptures de stocks des chaussures portées par les protagonistes de la série. Si cette histoire de 500 démunis prêts à se soumettre à tous les jeux de massacre possibles pour décrocher un jackpot est le symbole de quelque chose, c’est de cette époque inflationniste où tout monte très vite, très haut. Le ton des discussions, la violence des échanges, l’engouement pour un objet culturel qui s’impose comme incontournable par la seule force du nombre. Avant de sombrer aussi sec et avant une saison 2 dans les limbes désormais surpeuplés d’une pop culture à cran. M.C.
Pegasus
Juillet. Derrière l’aérienne référence mythologique, se cache un logiciel espion de sinistre réputation devenu, au début de l’été, synonyme de scandale mondial. Du produit phare de la sulfureuse start-up israélienne NSO, on savait déjà qu’il était vendu à des Etats pas franchement à cheval sur les droits humains. Et qu’il était accusé d’avoir servi à espionner, entre autres, un dissident saoudien en exil proche du journaliste Jamal Khashoggi, assassiné dans des circonstances atroces à l’automne 2018. Avec les révélations d’un consortium international de journalistes emmené par l’ONG Forbidden Stories, le nombre de cibles potentielles s’envole – les numéros de téléphone listés par les clients de NSO se comptent en dizaines de milliers – et la liste des utilisateurs s’allonge. Vu d’ici : des journalistes espionnés, un portable d’Emmanuel Macron possiblement visé, le renseignement marocain au banc des accusés, Rabat qui crie à la diffamation. En novembre, NSO a été blacklisté par le département américain du Commerce et visé par une plainte d’Apple – le piratage de personnels diplomatiques en poste en Ouganda, révélé récemment, n’y est sans doute pas pour rien. Am.G.
iel
Novembre. Parfois, ce qui est neutre polarise. C’est ce qu’a réussi à faire le Robert, en ajoutant le mot «iel» à la version en ligne de son dictionnaire. Contraction des pronoms personnels «il» et «elle», ce petit mot est (encore très peu) utilisé pour désigner des personnes ou des choses qui n’entrent ni dans la catégorie «masculin», ni dans la catégorie «féminin». Ou, au pluriel («iels»), pour parler de groupes mixtes sans que le masculin ne l’emporte. Tant pis si un dictionnaire sert surtout à prendre acte des usages, et à renseigner des lecteurs et lectrices qui ne savaient pas définir le terme : l’apparition de cette nouvelle entrée a fait sortir certains puristes de leurs gonds, indignés qu’un dictionnaire légitime un usage «wokiste». Menant la fronde, Jean-Michel Blanquer a vite été soutenu par Brigitte Macron. Ex-prof de lettres, la Première dame a doctement expliqué : «La langue française est si belle. Et deux pronoms, c’est bien.» Pour 2022, on attend avec impatience les polémiques sur «celleux» (celles et ceux) et sur «toustes» (toutes et tous). Th.S.
Space X
Il fut une époque où, pour devenir astronaute, on devait être sélectionné par une agence spatiale pour ses compétences scientifiques ou de pilote d’essai, et s’entraîner plusieurs années. Aujourd’hui, il suffit d’être riche. 2021 est l’année où l’humanité a envoyé dans l’espace ses premiers touristes : des citoyens qui s’envoient en l’air par intérêt personnel et sur leurs propres deniers (ou invitation). Douze personnes au total ont pris place à bord d’une fusée pour s’arracher du sol. Juillet : les milliardaires Richard Branson (Virgin) Jeff Bezos (Amazon) s’offrent chacun un saut de puce à 100 km d’altitude pour goûter l’ivresse de l’apesanteur. Septembre : la société SpaceX, fondée par Elon Musk, envoie quatre civils en orbite terrestre pendant trois jours. Octobre : un réalisateur et une comédienne russes passent douze jours dans l’ISS pour tourner un film. Rebelote en décembre avec un ultrariche Japonais et son assistant vidéo. Pendant ce temps, la société de Bezos, Blue Origin, a encore envoyé 10 privilégiés faire un tour de manège à la frontière de l’espace. Et compte en faire un business banal en 2022, puis construire sa propre station spatiale ouverte aux touristes. C.Gé.
NFT
11 mars. Un acronyme déboule sur la planète art pour bien la secouer : les NFT (pour non fungible token, soit des jetons ou actifs numériques non échangeables et uniques) sont passés de l’art crypto-underground au phénomène planétaire. Un record de vente pour une œuvre numérique et un artiste vivant a fait entrer dans l’histoire The First 5000 Days, le collage numérique du graphiste Beeple, envolé pour 69,3 millions de dollars. Depuis, tout le monde tente de comprendre ce marché où la plupart des œuvres – des fichiers numériques (gifs, tweets, photos, illustrations, animations, vidéos…) – sont désormais commercialisables. Artistes, collectionneurs et grandes maisons de vente voient là l’opportunité de nouveaux gains et débouchés. Le coup de génie des NFT est d’avoir rendu uniques des œuvres reproductibles à l’infini, par leur lien à une cryptomonnaie, en l’occurrence l’ethereum, qui inclut un contrat dans le code génétique de l’œuvre tout en l’inscrivant dans une blockchain (grand fichier décentralisé sécurisé et crypté). La valeur de l’œuvre est désormais liée à son jeton unique et infalsifiable. Avec ce système – aussi décrié pour sa part énergivore liée au cryptage –, art et argent ne font plus qu’un. Et le marché de l’art en est tout chamboulé. Cl.M.
#WhereisPengShuai
2 novembre. «Où est Peng Shuai ?» Depuis deux mois, cette question rebondit sur les réseaux sociaux de la planète. Le soir du 2 novembre, Peng Shuai, championne de tennis chinoise, publie sur son compte Weibo un long message poignant. L’ex-numéro 1 mondiale en double révèle à ses 500 000 fans avoir été violée il y a trois ans par l’ancien vice-Premier ministre Zhang Gaoli, quarante ans de plus qu’elle, qui fut jusqu’en 2017 l’un des sept hommes les plus puissants de Chine. Trente minutes après, la censure supprime le post et efface de l’Internet chinois toute référence à l’affaire, y compris sur les messageries privées. Même le mot «tennis» est bloqué. Et Peng Shuai, étoile du sport chinois de 35 ans, riche et célèbre, disparaît. Des féministes chinoises lancent le mot-dièse #WhereisPengShuai pour alerter à l’étranger. Des stars comme Chris Evert ou Serena Williams, qui connaissent bien l’ancienne vainqueure en double de Wimbledon et Roland-Garros, l’amplifient. En réponse, Pékin publie sur Twitter, interdit en Chine, des «preuves de vie», mises en scène comme le font les preneurs d’otage. Une vidéo sera même diffusée où la joueuse répond à une journaliste singapourienne. Le CIO s’en contente, pas la WTA qui gère le tennis féminin, et qui annule ses tournois en Chine. Les appels au boycott diplomatique des JO d’hiver de Pékin se multiplient. Mais Peng Shuai n’est toujours pas libre. L.D.
Métavers
«Ce soir j’peux pas, j’ai un concert dans le métavers.» Il est possible que vous ayez entendu cette phrase en 2021. Si, si, on vous assure. Vous avez aussi entendu que Mark Zuckerberg mettait les bouchées doubles pour investir ce nouvel univers de réalité virtuelle et avait renommé son empire Meta pour marquer son territoire. Mais qu’est-ce que le métavers a de mieux que l’Internet que nous connaissons ? C’est un espace «méta» et donc qui existe au-delà de notre univers. C’est un monde «persistant», c’est-à-dire que la lumière ne s’éteint jamais et que tout continue de tourner quand nous sommes déconnectés. Il est immersif, nous permet d’avoir des interactions en temps réel dans plusieurs espaces virtuels interconnectés. Mais surtout, il réintroduit la notion d’espace dans nos vies numériques. Dans le métavers, on se déplace, on est en mouvement dans un monde que l’on bâtit nous-même. Dans la fiction, c’est Ready Player One et sa population qui se réfugie dans l’Oasis avec un casque de réalité virtuelle et une combinaison pour les sensations. Mais à l’heure actuelle, dans la vraie vie, c’est surtout les mondes en blocs de Minecraft et Roblox, les concerts et fêtes sur Fortnite dont raffolent les plus jeunes. Et peut-être, pour nous, une réunion de boulot en visio avec un avatar cartoonesque sur Facebook Horizon. Au moins, notre avatar prendra la peine de mettre une chemise. L.Pr.
Retrouvez nos rétros de l’année : la course aux doses, 2021 à l’international, l’année politique et sociale, le Covid en 2021 et culture et sport.