Libération, partenaire du cycle de conférences «Qu’est-ce que la vie ?» (de septembre 2022 à janvier 2023) organisé par la Cité des sciences et de l’industrie, proposera régulièrement articles, interviews et tribunes sur les sujets abordés. A suivre, sur place ou en visio, la conférence de Catherine Larrère, le 4 octobre à 18h30.
Le concept de «vivant» connaît un succès grandissant dans la pensée écologiste, au détriment de celui de «nature». Que révèle cette évolution terminologique de notre rapport au monde ?
A l’instar des philosophes Bruno Latour ou Baptiste Morizot, de nombreux intellectuels appellent aujourd’hui à bannir le mot «nature». Perçu comme dualiste – la nature serait opposée à l’humain, donc à la culture – le terme induirait un rapport de domination et de destruction à notre monde. Cela me semble exagéré. Si le «vivant» est une notion inclusive, qui permet de faire appel à la subjectivité et à l’empathie, elle présente un écueil conceptuel. Trop restreinte pour la réalité qu’elle entend englober, elle s’avère insuffisante pour l’élaboration d’une pensée rationnelle complexe. Car la «nature» est plus vaste que la «vie». Certains éléments naturels tels que les minéraux ou les fleuves peuvent accueillir la vie, mais ils ne sont pas vivants eux-mêmes. La compréhension d’un cours d’eau passe par la biologie, science de la vie, mais aussi par la chimie et l’hydrologie, sciences de la matière. L’oublier revient à renoncer à des pans entiers de connaissance. Enfin, on ne saurait «sauver le vivant», impératif maintes fois proclamé, sans se soucier des interactions qu’il entretient avec les éléments inertes des milieux de vie.
Par ailleurs, l’accusation de dualisme faite à la «nature» est un mauvais procès. Elle se fonde sur la définition que lui en donnent les Modernes à partir du XVIIe siècle : pour Descartes, il s’agit d’un ensemble de forces et d’atomes. Mais cette conception mécaniciste de la nature, critiquée à raison, est loin d’être la seule à avoir existé, dans l’histoire et aujourd’hui encore de par le monde.
Avant les Modernes, l’opposition entre «nature» et «humain», entre «nature» et «vie», n’est donc pas une évidence ?
En effet, ces distinctions n’ont pas toujours existé. De l’Antiquité à la Renaissance, nature et vie sont synonymes. Le mot grec de phusis, désigne tout ce qui pousse, grandit, et qui est donc exposé à mourir. Le terme latin de natura, littéralement «ce qui est à naître», renvoie aussi à la vie et à la mort. La nature est vue comme un grand Vivant, comme un organisme. D’où les métaphores qui font de la Terre une mère, que l’on trouve encore dans la «Pachamama» latino-américaine. Cette vision organiciste, qui n’est pas propre à l’Occident, est présente dans d’autres cultures indigènes.
C’est cela que la physique moderne a mis en cause, en développant une science de la nature régie par des lois mécaniques. Chez Descartes, la nature est une nature «morte», aussi préférait-il que l’on parle de matière. Refuser aujourd’hui de parler de nature, c’est finalement s’inscrire dans la modernité qui l’a mise à mort. Pourquoi se limiter au vivant ? La «nature» nous est utile pour appréhender la complexité de notre rapport au monde, tout en restant en accord avec l’usage non-spécialiste de la langue : le mot «nature», employé communément par des millions de personnes, ne mérite pas d’être assimilé à une pensée binaire et destructrice.