(Tribune parue dans le supplément de Libération « Des vies et des villes » réalisé le 3 juin 2021 en partenariat avec le festival Agir pour le Vivant)
Pourquoi aujourd’hui une constitution des liens ? Tout simplement parce que nous vivons une vraie crise de la représentation et donc une crise politique. Nous continuons à penser le monde selon des conceptions dépassées issues des Temps modernes. Un peu comme ces étoiles dont nous admirons l’éclat alors qu’elles sont éteintes depuis bien longtemps…
Aujourd’hui, le cœur des savoirs, son mouvement infus, n’est plus la séparabilité et ses différents attributs : séparation homme /nature, homme considéré comme maître et possesseur de lui-même, les diverses notions de propriété, temps linéaire, objectivité, chosification, causalité locale, identité, déterminisme, verticalité… ainsi que leurs conséquences sociales ou politiques, à savoir l’imaginaire du progrès infini, l’économisme, le réductionnisme, le rationalisme, l’individualisme, le productivisme…
Ce serait plutôt l’interdépendance ou mieux, la transdépendance (chaque domaine étant lui-même traversé par un dehors). En d’autres termes, la question des liens et de la transdépendance creuse à présent l’ensemble des savoirs comme celle de l’histoire les creusa au XIXe siècle ainsi que le développa Michel Foucault dans les Mots et les choses.
Pour l’exprimer de manière succincte, nous passons d’une société constituée d’objets distincts gouvernés par des forces extérieures à une société de relations, de compositions ou d’interactions. Ce mouvement ne date pas d’hier – le darwinisme, la physique quantique, la psychanalyse, l’art abstrait ou la philosophie «des flux», etc., en attestent –, il est un long processus, mais qui n’a pas encore réellement infusé notre société, le corps social autant que nos manières d’éprouver et d’habiter le monde.
«Eclats de pensée»
La Constitution des liens, qui en miroir dit combien les liens nous constituent, humains ou non-humains, davantage que l’exercice séculaire du surplomb, a pour ambition de partager ce nouveau paysage, d’en traduire la courbure et les multiples articulations. Dans cette perspective, nous avons réuni 54 des plus éminents philosophes, scientifiques, économistes, historiens, anthropologues, médecins, juristes, écrivains (1)… qui, dans leurs domaines respectifs, éclairent cette transition à l’œuvre et émettent des propositions de loi pour mieux la conforter ou l’émanciper. Vous trouverez dans ces domaines réinterrogés sous le prisme vivant des liens et des entrelacements le droit, l’économie, l’écologie, l’agriculture, la démocratie, les organisations politiques, la biologie, les sciences physiques, mais également l’art, l’architecture, la philosophie, la langue…
Il s’agit ainsi d’ouvrir de nouveaux horizons en réapprenant ensemble à dire le monde «redevenu infini». Mais il importe aussi de déconstruire par là même la langue encore dominante de l’économisme et du politique notamment, captive des insularités, de la séparabilité ou de la réification.
Précisons que cette Constitution n’en est bien entendu pas une au sens institutionnel du terme, elle a simplement pour but de montrer que les évidences qui président encore à l’organisation de nos sociétés ont perdu de leur vitalité. Et qu’il importe de recueillir les «éclats de pensée» des savoirs d’aujourd’hui qui, si nous les considérons dans leur ensemble, dessinent un nouvel imaginaire. Et, d’une certaine manière, un nouveau corps politique.
Enfin, cette Constitution n’est pas figée dans le marbre, elle est plutôt une sorte de ballon d’essai, une matière vive à délibérer, amender ou enrichir. Car si nous voulons relever les immenses défis qui se posent à nous – environnementaux, psychiques, sanitaires, politiques, économiques ou sociaux –, il est urgent collectivement de penser, d’expérimenter, de faire vivre cette transition qui touche à la fois nos savoirs, mais également nos perceptions et nos émotions.