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Nuit de l'ENS

«Préserver le droit» en période d’incertitudes

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Dans le cadre du festival de l’ENS, Florian Couveinhes Matsumoto, maître de conférence et directeur des études du parcours «Droit» du département de Sciences sociales, rappelle la nécessité de renouveler les rouages démocratiques face aux enjeux actuels.
Le 30 août au Chili, des proches d'opposants enlevés lors de la dictature de Pinochet manifestent pour raviver leur souvenir. (Ivan Alvarado/Reuters)
par Florian Couveinhes Matsumoto, Maître de conférences en Droit public et directeur des études du parcours « Droit » du département de sciences sociales de l'ENS
publié le 2 septembre 2022 à 23h44

Le 4 septembre prochain, le peuple chilien se prononcera – si aucun événement tragique ne l’en empêche –, sur son destin. Une assemblée constituante a préparé, en moins d’un an, une nouvelle constitution qui prend à bras-le-corps les défis du siècle : niveau acceptable d’extractivisme, accès à l’eau, mais aussi processus de négociations et de ratification des traités afin d’éviter qu’ils contournent la volonté populaire. En tentant de clarifier les valeurs et les règles devant guider les pouvoirs publics lorsqu’ils seront confrontés à des tensions et des crises dont chacun s’accorde à dire qu’elles sont là ou qu’elles nous attendent, le Chili s’inscrit dans un effort réflexif engagé depuis une vingtaine d’années en Amérique latine, mais qui détonne et enthousiasme vu d’ici. En France et en Europe, la nécessité d’anticiper sur les tensions et les crises à venir, de redéfinir les priorités et lignes rouges de l’action publique est largement admise, mais elle ne débouche sur aucune révision d’ampleur des textes fondamentaux.

Les dirigeants économiques et politiques préfèrent accorder leur confiance aux cours suprêmes, au président de la République ou à la Commission européenne pour se livrer à de telles adaptations. Et ils semblent paniqués à l’idée que des processus démocratiques remettent en question leurs avantages acquis et leurs pouvoirs institués. Le résultat est un enkystement constitutionnel général, la perpétuation de règles économiques dépassées, le recours à des procédures de décision qui sont sources de contestations et de désordres, et la popularisation de l’idée que les pouvoirs publics sont incapables d’identifier ce qui peut être sacrifié en cas de crise, et ce à quoi, au contraire, tiennent fermement les personnes ordinaires.

La rupture existant entre la situation chilienne et la situation européenne (Suisse et Royaume-Uni exceptés) tient bien sûr au fait qu’une assemblée démocratique nouvelle a été mise en place au Chili, tandis que ce sont des institutions anciennes, animées par des professionnels de la politique qui peuvent, en Europe, procéder à des révisions constitutionnelles. En effet, de telles institutions rechignent par définition à réinterroger les projets, principes et mythes à l’origine de leur mise en place : les parlements s’accrochent au contrat social, à l’intérêt évident qu’ils décident en lieu et place des citoyens, les cours suprêmes et banques centrales à la neutralité politique de leurs politiques, les tribunaux à l’hypothèse d’un égal accès de tous à la justice.

De leur côté, les mêmes ou d’autres ressassent, pour justifier le productivisme, un état originel de manque, pour justifier l’extractivisme, le caractère hostile et inanimé de la nature, ou encore, pour justifier le matraquage publicitaire, la liberté d’un sacro-saint consommateur, sujet gazeux bizarrement insensible à son environnement. Les pandémies mondiales, les catastrophes écologiques et les nouvelles tensions géopolitiques – pour ne citer que quelques causes –, invitent pourtant à remplacer tous ces mythes auxquels personne ne veut plus croire. Elles forcent à ne pas voir les institutions en place, les pratiques économiques et même des notions comme le droit ou la sécurité juridique, comme des contenants politiquement neutres que «le peuple», les acteurs économiques ou «l’individu» peuvent remplir de n’importe quelle option idéologique. Il est temps au contraire de les repenser ou de proposer d’autres notions plus adaptées aux enjeux actuels.

La 5e Nuit de l’ENS se déroule le vendredi 9 septembre 2022 avec des conférences et des tables-rondes pour découvrir, comprendre et apprivoiser l’incertitude.